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SOMMAIRE DES ARCHIVES
Lettre N°1 (19/04/2012) : Environnement, appropriation et sauvegarde
Lettre N°2 (26/06/2012) : Urbanisation, enjeux et pouvoirs
Lettre N°3 (12/09/2012) : Vivre à la campagne : rêve et réalité ?
Lettre N°4 (09/11/2012) : Environnement : construire toujours plus ?
Lettre N°5 (28/02/2013) : Gestion de l’eau : un double constat
Lettre N°6 (27/05/2013) : Coût de l’eau : Qui paye ? Comment facturer ?
Lettre N°7 (30/07/2013) : Le marché de l’eau : un marché localement corrompu
Lettre N°8 (08/11/2013) : Les paradoxes de la patrimonialisation de l’eau
Lettre N°9 (12/02/2014) : Élections et environnement
Lettre N°10 (06/05/2014) : Participation et environnement
Lettre N°11 (07/08/2014) : Décentralisation et environnement
Lettre N°12 (19/10/2014) : Démocratisation et environnement
Lettre N°13 (25/01/2015) : Aménagement et intérêt général
Lettre N°14 (10/05/2015) : Environnement et litiges
Lettre N°15 (01/09/2015) : Aménagement de l'espace et dépossession
Lettre N°16 (07/12/2015) : Aménagement du territoire et transports
Lettre N°17 (04/03/2016) : Le global et l'environnement
Lettre N°18 (11/06/2016) : L'abondance et l'environnement
Lettre N°19 (13/09/2016) : Le mythe de l'occident et l'environnement
Lettre N°20 (16/12/2016) : Évolution et environnement
Lettre N°21 (17/03/2017) : Le goût et l'environnement
Lettre N°22 (21/06/2017) : La vue et l'environnement
Lettre N°23 (10/09/2017) : L'ouïe et l'environnement
Lettre N°24 (07/12/2017) : Le toucher et l'environnement
Lettre N°25 (09/03/2018) : L'animal : "en domesticité"
Lettre N°26 (18/06/2018) : L'animal : "chassé"
Lettre N°27 (01/09/2018) : L'animal : "incarcéré"
Lettre N°28 (12/12/2018) : L'animal : "sauvage"
Lettre N°29 (09/03/2019) : Religion et catastrophe environnementale
Lettre N°30 (01/06/2019) : Religion et "nature"
Lettre N°31 (17/08/2019) : Religion et "sacrifice"
Lettre N°32 (05/12/2019) : Nouvelles religiosités et "sacrifice"
Lettre N°33 (12/03/2020) : Fictions temporelles et environnement
Lettre N°34 (8/06/2020) : Vitesse et environnement
Lettre N°35 (28/09/2020) : Prévision et environnement
Lettre N°36 (06/12/2020) : Mémoire et environnement
Lettre N°37 (08/03/2021) : Déchets et environnement
Lettre N°38 (10/06/2021) : Déchets, Déchus et environnement
Lettre N°39 (15/09/2021) : Résidus organiques et environnement
Lettre N°40 (30/11/2021) : Recyclage des déchets et environnement
Lettre N°41 (16/02/2022) : Mouvement et fiction
Lettre N°42 (15/06/2022) : Frontières et fiction
Lettre N°43 (15/09/2022) : Délégations et fiction
Lettre N°44 (15/12/2022) : Public et fiction
Lettre N°45 (15/03/2023) : Mots d'ordre et environnement
Lettre N°46 (15/06/2023) : Dissonance et environnement
Lettre N°47 (15/09/2023) : Diversité et environnement
Lettre N°48 (15/12/2023) : Exemplarité et environnement
Lettre N°49 (15/03/2024) : Rentabilité et conséquences environnementales
Lettre N°50 (15/06/2024) : Fêtes, temporalités environnementales
Lettre N°51 (15/09/2024) : Fêtes, territoires et environnement
LETTRE N° 1 : 19/04/2012
ENVIRONNEMENT APPROPRIATION & SAUVEGARDE.
Les questions liées à l’environnement sont à la fois complexes et vastes car elles ne vont pas de soi. L’environnement ne peut être uniforme puisqu’il est multiple. Il est naturel, rural, urbain… Qu’est ce que peut vouloir dire « sauvegarder son environnement » ? Qui en est détenteur ?
Chacun tente d’identifier son propre espace, en l’observant ou en le délimitant ; par petites pointes successives le faisant sien. Chacun a fait cette expérience depuis sa plus tendre enfance, lorsque personne ne peut s’immiscer dans « son coin ». La logique appropriative est immédiate et sous-tend sans nul doute notre expérience et notre identité. Chacun va alors s’employer à défendre cet espace et cet environnement. Ce phénomène est certainement un invariant anthropologique.
Sauvegarder son environnement, c’est alors s’approprier un territoire. Il est toujours tentant dans une dynamique purement individuelle de poser des clôtures, qu’elles soient réelles ou symboliques. Par exemple, un simple panneau accroché sur un arbre adjacent à sa propriété qui indiquera « Propriété privée » dissuadera tout étranger à s’engager plus loin. Parfois, la végétation peut dès lors s’emparer de cet espace y créant une frontière hostile. Ainsi, les chemins peuvent ne plus être empruntés, les servitudes disparaître du seul fait de la volonté de certaines personnes. On voit ici que l’occupation d’un territoire relève du droit de propriété. Aussi la terminologie de sauvegarde rime avec possession privée mais en aucun cas avec environnement.
À un autre niveau qu’individuel, et notamment dans une dynamique collective, les élus locaux ont entre autres pour fonction, la défense de l’environnement. Ils n’agissent ni pour eux-mêmes, ni pour un clan, encore moins pour une famille. Dans ce domaine, l’intérêt général est donc leur maître mot. En matière d’urbanisme, ce sont eux qui délivrent les autorisations de construire. Leurs prérogatives sont énormes. Mais ils prennent nécessairement des risques. Le premier est la dérive autoritaire. Par délire autocratique, ils sont amenés à façonner l’environnement ici au bulldozer et là au pinceau. Ainsi, sur tel terrain nu, on voit surgir des lotissements en dépit du bon sens esthétique. Sur telle autre parcelle de bâtis, la couleur des volets, la hauteur des fenêtres ou la pente des toitures sont strictement règlementées. Le second risque est la dérive népotique. La sauvegarde a simplement pour vocation de protéger un site, une nature ou une faune exceptionnels au-delà de tous intérêts catégoriels. Or, si les enjeux restent éminemment fonciers, la volonté des pouvoirs publics conforte toujours des politiques d’intérêts privés voire claniques ou familiaux. La terminologie de sauvegarde rime donc avec clientélisme et en aucun cas avec environnement.
Si en ce qui concerne l’environnement, et sa supposée sauvegarde, il existe bien de manières concomitantes des logiques appropriatives, il est urgent d’éviter qu'il ou qu’elle ne soit la propriété de quelques uns.
LETTRE N° 2 : 26/06/2012
URBANISATION, ENJEUX & POUVOIRS
Alors que la loi de décentralisation de 1981 donnait toute liberté aux élus locaux d’établir un « Plan d’Occupation du Sol », la loi « Solidarité et Renouvellement Urbain » prévoit dans son nouveau « Plan Local d’Urbanisme » un habitat dense. Ainsi, le mitage est en principe écarté mais ces nouvelles dispositions n’empêchent aucunement de voir surgir çà et là des lotissements épars et souvent très éloignés de l’habitat ancien. Les documents d’urbanisme, tels que le POS, le PLU ou plus simplement la carte communale, sont des outils aux mains des élus afin de leur permettre d’aborder les questions liées à leur environnement avec une plus grande clairvoyance sur l’identité et l’avenir de leur territoire. Cependant, la mise en place de plan d’urbanisme de quelque forme qu’il soit ne réveille-t-il pas systématiquement des guerres de clans ? Aussi, les élus locaux ne se trouvent-t-ils pas confrontés à des difficultés parfois insurmontables afin de mettre en place un schéma cohérent ? D’ailleurs, il n’est pas rare de voir ce travail classé sans suite faute d’entente entre les élus et la population. Face à ce phénomène, l’harmonisation environnementale à travers les choix des uns et des autres est quasiment rendue impossible.
Il faut dire que les enjeux sont de taille. Le document d’urbanisme ouvre beaucoup de possibilités et prévoit pour l’essentiel une zone UA (urbaine) et une zone NA (naturelle). Pour simplifier, il faut imaginer qu’un calque soit posé sur le futur plan d’urbanisme qui a en principe pour but de prévoir à plus ou moins long terme l’aménagement urbain d’une commune. Cette feuille sur le POS (ou PLU ou Carte communale) n’est autre chose qu’un relevé cadastral des différents propriétaires établis sur le territoire concerné. C’est ce que nous avons entrepris dans une commune que nous avons étudié. Le résultat a été stupéfiant car il a montré que la plupart des parcelles, ayant obtenu une classification en zone UA, appartiennent à des élus locaux, ou à des proches. Rarement, le choix se porte sur une classification en zone NA hormis pour un élu qui souhaitait autour de sa propriété qu’aucune construction ne soit permise. Autant dire que les enjeux sont d’ordre privés et catégoriels. Ils sont essentiellement marchands puisque chacun sait qu’une parcelle non constructible ne vaut rien sur le marché foncier. En revanche, lorsqu’elle devient constructible, le prix du mètre carré est en moyenne multiplié par 35 fois sa valeur initiale.
Aussi, le fait de mettre en avant, dans le discours des élus locaux, le sentiment d’appartenance, l’identité locale, la mémoire collective, le patrimoine, la sauvegarde, ne montre qu’une seule appartenance, qu’une seule identité, qu’une seule mémoire collective, qu’un seul patrimoine, qu’une seule sauvegarde. L’urbanisation ne concerne dès lors que les personnes installées depuis longtemps sur le territoire. Elle ne concerne donc que certains propriétaires fonciers.
Dans ces conditions, la collectivité se prive de tout projet commun s’agissant d’urbanisme. Alors même qu’une participation de la population est encouragée à travers l’enquête publique qui lui est soumise lorsque se met en place ce type de document. Même si la plupart des demandes des habitants révèlent les mêmes objectifs que leurs représentants élus, il n’en ressort pas moins que la participation des forces vives d’une commune pourrait être envisagée à cette occasion. Qui mieux que l’habitant peut parler de son « habitation » ?
Qui mieux que le jardinier peut parler de son « jardin » ? Qui mieux que le commerçant peut parler de son « entreprise » ? Qui mieux que le bénévole peut parler de son « association » ? Qui mieux que l’usager peut parler de « sa rue » ? Or, au lieu d’une concertation de l’ensemble de la population, on assiste le plus souvent à une urbanisation de façade qui va de pair avec une politique de façade.
Pourtant, rien de bon ne peut se faire sans une large implication de la population par la mise en place d’ateliers de discussion ou de commissions consultatives, par le concours des compétences présentes sur le territoire (artistes, chasseurs-cueilleurs, architectes, enseignants...). Malheureusement, la situation est toute autre, puisque les projets ne font l’objet d’aucune négociation avec les habitants.
Parfois, même la discussion est évitée par certains maires ou élus locaux. La raison d’un tel comportement est simple, c’est qu’ils représentent localement les grandes familles possédantes et reproduisent via les instances municipales leurs propres intérêts. La loi du plus grand nombre est parfois pernicieuse. Tout se fait entre soi dans une relation de proximité « démocratique » en trompe l’œil et bien rodée.
L’environnement est donc entre les mains de familles majoritairement présentes sur le territoire et qui n’ont jamais quitté le pays. Celles-ci ont une emprise totale sur l’espace, et se le sont approprié. Ceux qui ne sont pas en nombre suffisant ou qui ne sont pas représentatifs dans les conseils municipaux n’ont pas leur mot à dire. Or, dans cette dynamique, un problème supplémentaire est à mettre en avant. La conquête de nouvelles zones urbaines fait supporter à la collectivité le coût d’une viabilisation. Les sommes d’argent sont colossales, pour les installations de voirie, pour l’adduction d’eau potable et l’assainissement des eaux usées, pour la mise en place de réseaux électrique ou de téléphone. La dépense est supportée par toute la collectivité, mais elle ne profite qu’à certains. Cette forme politique explique en partie les crispations et les tensions locales que l’on voit poindre bien souvent dans les petites communes. Le sentiment d’exclusion n’est jamais très loin.
LETTRE N° 3 : 12/09/2012
VIVRE A LA CAMPAGNE : RÊVE ET RÉALITÉ ?
Certains territoires ruraux souffrent de désertification alors même que les pouvoirs publics mènent une politique active, relayés par des associations, envers ceux communément appelés « nouveaux arrivants ». En 1990, nous réalisions une étude intitulée « L’information et la participation du public en milieu rural ». S’agissant des individus récemment installés, nous constations que dans la commune étudiée, ceux-ci cherchaient à s’informer et désiraient participer activement à la vie locale. Dans cette dynamique, il existait pourtant un seuil temporel. Au bout de huit années, soit ils quittaient la commune, soit ils se retiraient de toute forme d’implication. Le plus inquiétant est que ces résultats ne relèvent pas d’un cas isolé mais semblent bien prégnants et se répètent sur d’autres territoires. Au juste, que nous révèle cette enquête ? Ces personnes en choisissant de « vivre à la campagne » perdent-elles leurs illusions au bout d’un certain temps ? Celles qui s’installent définitivement renoncent-elles à leurs rêves ? S’il existe ainsi une certaine attractivité de la campagne, on peut se demander pourquoi la plupart des personnes qui ont fait le choix d’y vivre ne restent pas au-delà d’une certaine période. Pourquoi ont-elles envie de partir ? Pourquoi se mettent-elles en retrait de toute vie sociale après une tentative d’implication ?
La campagne, ou tout ce qui fait penser au monde rural, est parfois représentée comme un univers archaïque, sombre et triste. Pourtant, s’il y a des exodes de la campagne vers la ville, le mouvement s’inverse parfois. La campagne s’idéalise alors face aux frasques urbaines et à la dépravation des villes. Ainsi, les populations s’éloignent toujours plus des centres urbains. Pour les bourgeois, il s’agit de trouver un lieu de villégiature. Pour les moins aisés, la zone périurbaine fait l’affaire. L’attrait de ce monde reste aujourd’hui intact au travers du mythe perpétuel du retour à la nature. Le terme d’environnement exprime dès lors le fait d’entourer ou d’envelopper, mais celui-ci peut paradoxalement menacer et étouffer. L’espace est peuplé de fleurs, d’arbres et d’animaux mais il est aussi « habité » d’humains.
Au-delà de l’esthétique et du naturel du monde rural, il ne faut pas oublier qu’il y a l’Autre. Cet autre a parfois les mêmes aspirations : s’éloigner des villes et de son tumulte, créer de nouveaux modes de vie, avoir un jardin, ne pas avoir de voisins et jouir de la tranquillité d’un site. Cependant, tout ce monde se trouve happé par une urbanisation des comportements qui va croissante, c’est-à-dire des conduites individualistes, avec plus de mobilité, plus de confort, internet et le très haut débit, libre de ses choix et détaché de toutes contraintes communautaires. Ce phénomène ne s’opère pas sans risques et plus particulièrement celui de la rencontre d’un autre qui s’installe à proximité de son mas, de sa ruine restaurée ou de sa maison neuve. Les désagréments sont alors nombreux. Par exemple, les bruits de la tondeuse à gazon des nouveaux voisins et celui de leur piscine. De plus, cet espace qui se veut « territoire actif » peut être asphyxié en période estivale par l’afflux de touristes. Les problèmes rencontrés sont ceux liés à l’amoncellement des ordures ménagères, à la raréfaction de la ressource en eau potable, au manque de places de stationnement pour les véhicules.
Les variations démographiques dans certaines zones rurales ont pour conséquence de créer de véritables tensions entre individus. Les querelles de voisinage ou les conflits sont exacerbés alors même que l’espoir était de trouver de la sécurité et de la solidarité. De plus, les personnes sont non seulement confrontées à celles qui s’installent mais aussi à la population locale qui souffre de crise identitaire plus ou moins aiguë. Plus personne ne connaît plus personne dans les fêtes locales. Les vieux y viennent peu parce que la musique électronique a envahi l’espace. Ces manifestations n’ont plus rien à voir avec celles qu’ils ont connues. Les autochtones sont parfois excédés et craignent de ne plus avoir la mainmise sur leur propre territoire. Ils ont l’impression de ne plus vivre chez eux et ils le font parfois savoir. S’ils ont pendant longtemps été traités de « paysans » de manière péjorative, ne sont-ils pas en droit maintenant de revendiquer leur territoire et de faire valoir leurs us et coutumes ? Ils ont le sentiment que les néo ruraux s’immiscent dans leurs propres affaires, au travers des associations ou des assemblées. Bien souvent, les autochtones leurs reprochent de ne pas connaître suffisamment les lieux. Ainsi une réflexion revient fréquemment : « Toi, tu n’es pas d’ici, tu n’as rien à dire ! ».
Cette « démocratisation » de la campagne ne se fait donc pas sans heurts. De plus, la quête de la nature, en terme de paysage, détruit son objet même. Le problème de mobilité va en s’amplifiant et n’est pas près de s’arrêter. De toute manière, il n’y a rien de plus urbain que de vivre à la campagne ! L’accès au foncier prend une telle ampleur qu’il sera bientôt difficile de voir le paysan sur ses terres. C’est une chose de rendre attractif un territoire mais c’en est une autre de conserver l’harmonie qui y régnait ou en tout cas qui semblait y régner. Aussi, parler d’environnement, ce n’est pas uniquement s’intéresser aux paysages, à l’histoire des lieux ou au patrimoine. C’est aussi s’intéresser aux hommes qui y vivent depuis longtemps. Quant à ceux qui ont choisi de s’y installer et qui n’ont pas trouvé ce qu’ils étaient venus chercher, soit ils se sont trompés, soit ils ont été leurrés…
LETTRE N° 4 : 09/11/ 2012
ENVIRONNEMENT : CONSTRUIRE TOUJOURS PLUS ?
Lorsqu’on traverse les nombreux villages rues qui jalonnent les campagnes françaises, les mêmes impressions ressortent comme celles de l’abandon et de la désertification. Rien ne semble en vue d’une reconstruction. Les façades des maisons sont délabrées, les rez-de-chaussée conservent leurs pas de porte poussiéreux, les vitrines fermées des boutiques sont anachroniques. Les trottoirs y sont désuets. Pourquoi ces immeubles ne sont-ils plus entretenus ? Du fait, peut-être de la paupérisation des territoires ruraux et des crises qui les ont écrasés. Du fait, peut-être de cet « esprit paysan » qui consiste à vouloir garder ou conserver « au cas où ». De temps à autre, une commune renaît de ses cendres, se refait une beauté éphémère sous l’impulsion de quelques personnes ou de quelques médias, mais reste pourtant vide, comme dans le Sud-est de la France, où certains villages comptent plus de 52% de résidences secondaires. Après l’euphorie estivale, tout retombe. Généralement, les habitants de ces communes restent spectateurs de leur propre fin : « Ah, c’était mieux avant ! » nous disent-ils.
On sait qu’en France 95 % des communes sont de petites unités. La plupart d’entre elles souffrent de se voir délaissées et isolées, et aspirent parfois à être rattrapées par la métropolisation pour ne devenir que des satellites, des zones résidentielles ou commerciales. Vive les ZAE, vive les supermarchés qui feront revivre ces territoires ! Ce qui rapproche pourtant les communes est leur manière similaire de raisonner. Que l’on se retrouve dans le Nord, dans le Sud, l’Ouest ou l’Est toutes ont les mêmes appréciations. Afin de renaître, la seule possibilité est d’attirer de nouvelles populations (lettre 3), et pour cela surtout de construire autre chose sans reconstruire l’existant. Le vieux étant vieux, la route qui traverse étant la route, autant envisager de laisser tomber et de bâtir à proximité de beaux lotissements, avec de belles routes, pour que circulent de belles automobiles. On retrouve ici un aspect anthropologique que Lévi-Strauss mettait en évidence dans d’autres lieux où les termes de « vieux » et de « laid » sont identiques. Tout ce qui est ancien peut alors se délabrer, il faut à tout prix construire, toujours construire !!!
L’idée qui semble paradoxale est que toutes les communes agissent dans le même sens mais qu’elles ne le font pas toutes de concert. Cela ne peut donc qu’engendrer des phénomènes de concurrence, voire d’animosité. Les unes investissent pour rénover et sauvegarder leur propre école au détriment d’une politique intercommunale de regroupement. Les autres créent leur épicerie en se souciant peu du voisin qui maintient tant bien que mal sa boulangerie ou son café de Pays. D’autres encore construisent de nouveaux logements sociaux alors même que la commune limitrophe éprouve de grandes difficultés à remplir ceux qui restent inexorablement vides. Les exemples sont nombreux mettant en perspective cet égoïsme local. Un vieux dicton affirme que « quand le bâtiment va tout va ». Toutes les petites communes rurales, dans leur logique moderniste se voulant attractives, envisagent de construire de nouveaux lotissements. Se faisant, elles gaspillent toujours plus d’espaces. Les chiffres sont sans équivoque et alarmants puisque 60 000 hectares de terres agricoles disparaissent en France chaque année, sous les coups de boutoir des pelleteuses, des brise-roches, des bétonneuses, ou des goudronneuses. Rien ne semble arrêter le progrès !!! Certaines d’entre elles tentent pourtant de construire de manière plus subtile, et dans l’air du temps, en zones périphériques de villages anciens ce que l’on peut nommer des « éco hameaux ». Qu’importe, il faut construire, toujours construire !!!
On peut se demander pourquoi innover ailleurs lorsque les lotissements qui existent déjà, édifiés dans les années 1990, ont besoin d’être améliorés (chemins d’accès, plantations d’arbres, bancs publics, éclairages à faible consommation d’énergie, liens et lieux de vie avec l’ancien village) ? Mais surtout, pourquoi construire ailleurs alors que les vieux villages possèdent une capacité d’accueil importante ? En effet, le nombre de logements vacants qui s’y trouvent est considérable. En cela, les élus ne sont pas regardants sur ces bâtisses qui sont déclarées vides par les propriétaires, alors même que celles-ci restent en l’état au décès des aïeux. Les héritiers sont ainsi exonérés de la taxe d’habitation. Lorsque ces maisons tombent sous le coup de la politique des immeubles menaçants ruine, ils peuvent être saisis. Les propriétaires des bâtiments qui présentent un risque sérieux et imminent d’effondrement ne pourraient-ils pas être expropriés ? Cependant, avant d’en arriver là, et dans le cas où les logements vacants seraient vendus avant de s’écrouler, la collectivité pourrait percevoir des droits d’enregistrement qui s’appliquent sur chaque cession immobilière. La vente des immeubles vacants favoriserait l’installation des populations dans l’habitat réhabilité.
Le problème est redoutable à attendre sans cesse le nouvel arrivant. Est-ce que celui-ci va s’installer à l’année ? Est-ce qu’il ne viendra que quelques jours par an ? Combien de temps restera-t-il ? On l’a déjà dit certaines communes se meurent à cause du nombre de leurs résidences secondaires. Outre le problème de ces villages qui se vident périodiquement, il y a celui lié au prix d’un réaménagement. Prenons l’exemple d’un réseau d’eau ou d’assainissement, son coût s’évalue par rapport au nombre de personnes résidentes ou non résidentes. Aussi, les infrastructures sont alors très souvent surdimensionnées. Les habitants permanents supportent dès lors la charge des travaux au même titre que les habitants non permanents. Au lieu d’appliquer le principe d’égalité tarifaire, ne serait-il pas plus judicieux de faire jouer le principe d’équité ? Les résidences secondaires ne pourraient-elles pas participer en payant plus cher parce qu’elles sont à l’origine des surcoûts ?
Dans cette quête de nouveaux espaces à construire, on constate que certaines parcelles précédemment classées en zone urbaine, lors de l’adoption de plans d’occupation des sols des années 1980, n’ont toujours pas fait l’objet de demande de permis de construire. Les terrains devenus constructibles sont généralement une aubaine pour les propriétaires qui envisagent, soit de construire pour eux-mêmes, soit de vendre ces parcelles. Ils n’ont cependant pas pour autant été incités à construire. Ainsi cela permet à certains de spéculer après avoir obtenu gratuitement que leurs terrains soient viabilisés. Lorsqu’ils revendent des années plus tard, le terrain nu a pris de la valeur. Les pouvoirs locaux n’auraient-ils pas pu demander en amont une participation aux propriétaires sur les dépenses d’aménagements (installation de voirie, réseaux d’eau, d’électricité) et prévoir de percevoir une taxe sur la plus-value opérée lors d’une revente ?
Ce que l’on peut retenir s’agissant de la gestion urbaine des petites communes rurales, c’est qu’elles s’appuient toutes sur le même triptyque fantasmatique : plus de constructions, plus de populations, plus de dotations. Mais dans cette logique, quelle qu’elle soit, n’y a t-il pas des risques que s’opère une véritable ségrégation entre l’ancien et le neuf, entre les habitants du vieux village et ceux du nouveau lotissement ? Si avoir sa résidence individuelle dans le lotissement du coin, c’est plus moderne ; vivre dans un village ancien à l’année n’est-ce pas plus durable ?
LETTRE N° 5 : 28 février 2013
GESTION DE L’EAU : UN DOUBLE CONSTAT
L’eau de pluie récupérée par divers procédés (bassines, casseroles…) se perd parfois dans un dédale de tuyauteries et de béton. Cette ressource est dans tous les cas convoitée par l’homme puisqu’il l’accapare, pour se laver, pour cuisiner, pour arroser son jardin, pour produire de l’électricité, pour irriguer ses champs. L’utilisation de l’eau, son entretien et la construction de réseaux ont pourtant un coût. Cette ressource mise en réseau est gérée par des personnes publiques, des collectivités locales, des entreprises privées ou des fermiers. Cette eau destinée à être distribuée pose toutefois depuis un certain nombre d’années plusieurs questions notamment celle de son prix. La régie municipale amenée à refaire son réseau, en sous capacité ou obsolète, sollicitera l’administré. Le fermier, qui s’engage dans des projets de plus en plus onéreux, fera appel pour sa part à une clientèle. Toutefois, n’existerait-il pas d’autres types d’usagers ? N’arriverions-nous pas à quelques formes d’alternatives paradoxales ?
Concernant la gestion de l’eau de petites entités, il existe au moins deux modes distincts de gestion de la ressource. Soit la distribution d’eau potable et la collecte des eaux usées sont gérées par une régie municipale directe, ou déléguée à un professionnel. Soit la gestion est réalisée par des particuliers qui n’ont ni d’eau courante, ni de système d’assainissement. Alors que dans un cas la collectivité locale est propriétaire de la ressource, dans l’autre cas le particulier dispose librement de celle-ci. Généralement, soit le circuit de distribution est plutôt long, soit le réseau d’eau est plutôt court. Dans ce cadre, soit l’eau distribuée et collectée, est facturée aux abonnés du réseau, soit elle est captée et utilisée par et pour soi-même, et n’est donc réglée par quiconque.
La question qui se pose alors est de savoir pourquoi les premiers usagers paieraient l’eau, alors que les seconds ne feraient pas de même. Cette eau est pourtant le plus souvent issue d’un même sous-sol ou d’un même territoire. La réponse semble couler de source ! Les premiers disposent d’une eau potable au robinet ou plus simplement une eau dite « courante », tandis que les seconds puisent librement cette eau dont ils supportent eux-mêmes le coût d’adduction, mais se soucient peu de savoir si cette ressource possède les normes de potabilité. Entre ces deux types d’usagers, finalement, n’y aurait-il qu’une question de confort ? Le problème est que ce confort se paye de plus en plus cher notamment pour les premiers usagers alors que le service public de distribution et de collecte de l’eau ne change pas en lui-même. Il faut également souligner un autre problème entre ces deux types d’usagers. Ceux qui payent l’eau savent que la consommation se facture deux fois, pour l’adduction d’eau potable et, pour la collecte et l’assainissement des eaux usées. Les usagers du service public rejettent leurs eaux sales dans le réseau d’assainissement collectif, afin que celles-ci soient retraitées pour ensuite être réintroduites dans le milieu naturel. Les autres usagers n’ont soit aucune canalisation de collecte de leurs eaux usées et procèdent à des rejets « sauvages », soit ils disposent d’une fosse septique dont les contrôles sanitaires ne se mettent « petit à petit » en place que depuis quelques années. Ces derniers échappent dès lors à la taxe d’assainissement mais aussi à toutes les autres taxes versées aux organismes publics et principalement à l’Agence de l’Eau (Redevance pollution, redevance collecte et modernisation des réseaux et redevance prélèvement de la ressource). Ce système de gestion de la ressource est-il bien réparti ? N’y aurait-il pas là un déséquilibre dans la participation de chacun pour résoudre le problème crucial lié au gaspillage et à la pollution de la ressource ?
On a vu dans nos précédentes « Lettres » que la tendance était une urbanisation diffuse sur l’ensemble des territoires, avec toutes les conséquences que cela comporte. De ce fait, une population avec des comportements urbains tend à remplacer dans les campagnes les anciennes « couches paysannes ». Les nouvelles générations de citadins auraient pour principal mobile d’habiter plus prés de la nature. C’est alors que différents projets d’habitat alternatif se profilent ayant pour objectif de récupérer l’eau de pluie, les eaux grises (éviers, douches) et de traiter les eaux usées sur place, pour divers usages ne nécessitant pas une eau potable. D’autres mesures se mettent parallèlement en place comme le compostage des déchets organiques pour fertiliser les potagers ou la production de boues d’épuration pour une meilleure autonomie énergétique (biogaz) afin d’éviter tout gaspillage.
Des interrogations émergent pourtant. On constate que l’eau autoproduite (et/ou autoconsommée) est en général très peu contrôlée sur le plan sanitaire et de l’hygiène, que les forages individuels souvent mal conçus (ou abandonnés) peuvent contaminer les nappes souterraines. D’un côté, les organismes publics sont contraints d’installer aux différents points de pompages des compteurs (évaluation des écarts entre la quantité prélevée et celle distribuée), de l’autre côté, la quantité prélevée reste inconnue. Ces solutions alternatives sont-elles louables, si la demande s’oriente vers une plus grande autonomie par rapport aux réseaux publics d’eau et d’assainissement ? La recherche d’alternatives aux réseaux publics par des particuliers (citernes de récupération d’eau de pluie, forages privés dans la nappe) ne peut-elle dès lors mettre en faillite le service public de distribution d’eau ? L’eau est un bien commun, peut-on lire dans la plupart des forums organisés sur cette question, mais l’attitude peu solidaire est-elle viable lorsque le désir est bien celui de s’approprier la ressource ? Peut-être que l’on peut partager tout ce qui n’est pas à nous !
Au lieu d’avoir recours à des solutions alternatives aux réseaux publics existants, ne serait-il pas plus judicieux de réfléchir à la mise au point de stratégies de remplacement des réseaux vieillissants en combinant des réseaux publics plus petits, simplifiés et des services autonomes ? La question est de savoir comment la transition se fera t-elle ? A terme, le service public de distribution et de collecte d’eau ne sera-t-il pas dans l’obligation d’augmenter le prix de l’eau, y compris malheureusement pour les plus démunis…?
LETTRE N° 6 : 27 mai 2013
COÛT DE L’EAU. QUI PAYE ? COMMENT FACTURER ?
Afin d’inciter à une consommation plus économe de la ressource en eau et de « responsabiliser » l’usager, la loi sur l’eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006 a instauré un plafonnement de la part de la facture d’eau non proportionnelle au volume d’eau consommé. Il existe trois catégories de demandeurs sur le marché de l’offre de la ressource. Les agriculteurs en consomment 70 %, les industriels en utilisent 20 % et les particuliers n’en absorbent que 10 %. Seuls ces derniers sont visés par la facturation de l’eau potable. Hormis les principes de primauté de l’intérêt général, de continuité, de neutralité du service de distribution, de non rétroactivité des tarifs, le coût du service fait appel à deux grands principes. Le premier est l’égalité des usagers devant le service public. Le second est l’interdiction de facturer l’eau sur une base forfaitaire. Mais chacun sait qu’en droit français, les règles qui s’imposent sont sujettes à différentes exceptions.
Qui paye la facture d’eau ? Suivant le premier principe, tous les usagers du service public de distribution d’eau sont sur un même pied d’égalité. Cela se traduit par une facturation et des modalités de tarifications identiques pour tous les abonnés du réseau, que celui-ci soit géré en régie directe ou par un service délégué à une entreprise privée. Le principe d’égalité entre les usagers ne permet pas, par exemple, de prévoir des tarifs différents pour les résidents permanents de la commune et pour les autres abonnés. La délibération par laquelle un conseil municipal décide de cesser la distribution d’eau potable aux abonnés dont la propriété est située hors de la commune, méconnaît le principe d’égalité des usagers, dès lors qu’elle créé, aux dépens de ces abonnés, une discrimination qu’aucune contrainte technique, ni considération d’intérêt général ne justifie. Ainsi, tous les abonnés payent de la même façon. Oui mais, s’il existe entre les usagers des différences de situation appréciables, le principe de l’égalité des usagers peut ne pas être respecté. Par exemple, eu égard au coût de l’extension du réseau de distribution de l’eau d’une partie de la commune, celle-ci peut appliquer de nouveaux tarifs. Autre exemple, une commune peut également par délibération imposer aux propriétaires d’une piscine privée le paiement d’une cotisation supplémentaire.
Il existe donc bien des situations dans lesquelles la tarification diffère selon les usagers. Il en est ainsi du système de tarification par tranches d’eau consommée. Un profil de consommateurs peut être fixé suivant le nombre de m3 d’eau utilisée sur une période d’un an. Le premier est un usager économe qui ne consomme pas plus de 90 m3 d’eau par an. Le second correspond à un usager standard. Il se situe dans la tranche comprise entre 90 m3 et 120 m3. Le troisième, qualifié de gros consommateur, consomme plus de 120 m3. En toute logique, un tarif progressif devrait s’appliquer pour les gros consommateurs. Plus nous consommons et plus nous payons. En revanche, appliquer un tarif dégressif c’est faire payer moins cher l’usager qui consomme beaucoup. Cette dernière tarification est impossible dans les zones où il existe une insuffisance de la ressource (cas des zones de répartition des eaux - zones où il existe une insuffisance, autre qu’exceptionnelle des ressources par rapport aux besoins - les tarifs dégressifs sont possibles si plus de 70% du prélèvement d’eau ne fait pas l’objet de règles de répartition des eaux).
Ainsi, les gros consommateurs payent plus. Oui mais, les collectivités sont libres d’appliquer un tarif soit progressif, soit dégressif, hormis l’interdiction évoquée plus haut. Suivant quels critères une commune décide-t-elle de faire le choix entre l’une ou l’autre de ces modalités de facturation ? Nous avons pu observer à travers nos travaux ces deux cas de figure. Une première commune optait pour le tarif progressif. Oui mais, pas pour tout le monde. Elle visait tout particulièrement les usagers avec jardin et piscine, généralement gros consommateurs, tout en excluant de cette catégorie les agriculteurs. En effet, pour ces derniers, même si leur consommation dépassait la tranche la plus élevée, ils bénéficiaient du tarif de la première tranche tout comme les consommateurs qualifiés d’économes. Une deuxième commune avait adopté au contraire un tarif dégressif. Non pas parce que sa ressource était abondante, mais afin que certains usagers soient avantagés et d’autres pas. Ici, les personnes qui consomment très peu d’eau, sont celles qui ne possèdent pas de grand jardin étant en zone centrale du village. Au contraire, les personnes qui possèdent un jardin potager sont celles qui consomment le plus d’eau. Alors que les premières vivent plutôt en résidences secondaires, les secondes sont pour la plupart des habitants permanents. Ainsi, on voit que dans un cas comme dans l’autre, les résidences secondaires payent l’eau plus chère.
Comment facturer le coût de l’eau ? La seconde règle à observer, c’est que la facturation au forfait est interdite depuis la loi du 4 janvier 1994. Oui mais, le coût de l’eau distribuée peut comprendre un montant calculé indépendamment du volume d’eau consommée uniquement en fonction des charges fixes du service (frais de personnel, amortissement des ouvrages…) et des caractéristiques du branchement (diamètre élevé dans certains immeubles collectifs). C’est ce que l’on appelle le coût fixe. Les communes rurales sont cependant limitées par un plafond (la part fixe des usagers domestiques doit être au maximum de 50% du montant de la facture calculée sur 120 m3 d’eau potable, non comptées les taxes et autres redevances versées à l’Agence de l’eau). Le coût de l’eau distribuée comprend également un montant calculé en fonction du volume réellement consommé par l’abonné. C’est ce que l’on appelle le coût variable. Avec cette tarification binôme, on a d’un côté, le prix de l’abonnement (et/ou la location du compteur) et de l’autre côté, le prix au litre suivant le nombre de mètres cube d’eau consommée.
Ainsi, le coût de l’eau est essentiellement lié au volume consommé. Oui mais, il existe des cas de facturations d’eau qui ne sont pas nécessairement proportionnelles au volume consommé. Par exemple, lorsque la ressource en eau est naturellement abondante dans la commune, et que le nombre d’usagers raccordés est suffisamment faible. Le tarif peut-être ici exclusivement forfaitaire. Un autre cas est celui des communes qui connaissent habituellement de fortes variations de leurs populations pendant certaines périodes de l’année. Si l’équilibre entre la ressource et la consommation d’eau n’est menacé que de façon saisonnière, les communes peuvent appliquer exceptionnellement une tarification saisonnière, ou une majoration du prix de l’eau. Cette disposition s’applique pour tous les abonnés pendant ces périodes de l’année. Rappelons également que les usagers d’assainissements non collectifs ne sont jamais facturés sur les volumes qu’ils consomment (voir Lettre du Peal n° 5). Les usagers raccordés ou raccordables au réseau d’assainissement sont cependant dans l’obligation d’installer un dispositif de comptage d’eau qu’ils prélèvent sur des sources autres que le réseau de distribution. Enfin, les abonnés non domestiques (industriels et exploitants agricoles) ne sont pas facturés en fonction du volume d’eau consommée. Et un régime spécial existe pour les stations classées ou les communes touristiques.
Ainsi le discours politique des petites collectivités suivant lequel l’eau serait un bien précieux et rare ne les convainc pas toujours à avoir des actions allant dans ce sens. Il est bien plus facile de varier les tarifs par tranches de consommation que de dire ouvertement aux administrés : « ici, les résidences secondaires payent l’eau plus chère » ! Faut-il rappeler que ce sont les conseils municipaux qui par délibérations fixent les redevances de l’eau. Ceux-ci sont tentés d’augmenter le prix au litre d’eau mais sont plus frileux pour toucher à la part fixe. Mais c’est en même temps faire l’impasse sur des recettes de la collectivité qui peuvent s’effondrer en période d’abondance de la ressource. L’eau courante ou un raccordement au tout-à-l’égout ne sont jamais gratuits. Les communes, qui dans les années soixante ont amené l’eau aux robinets, n’ont pas pour la plupart fait supporter cette charge aux usagers. Tant mieux pour ceux et celles qui en ont profité. Mais actuellement, faute de subventions suffisantes, les abonnés supportent une facture de plus en plus lourde pour l’entretien des réseaux, et leurs extensions...Oui mais, on est loin du principe « consommateur payeur » !
LETTRE N° 7 : 30 juillet 2013
LE MARCHE DE L’EAU : UN MARCHE LOCALEMENT CORROMPU
Le Droit Européen instaure une libre concurrence dans le domaine général des marchés publics. Ces derniers sont soumis aux règles de droit économique, essentiellement des règles de publicité et d’information. Pourtant, dans le cas du service public de l’eau, en France, de grandes sociétés privées sont, depuis plus d’un siècle, en situation de quasi-monopole. Ainsi, l’abus de position dominante est souvent évoqué concernant ces sociétés fermières. Cet excès signifie que les cocontractants privés s’approprient le marché de l’eau. Il y a souvent fixation de prix en l’absence de toutes mises en concurrence avec d’autres prestataires. Mais, un autre problème se retrouve dans le cas de la collusion entre des entreprises privées et le milieu administratif et politique. L’exemple de l'assainissement de l'agglomération parisienne est frappant, notamment sur le rôle de l'ancien directeur général du syndicat, devenu PDG d’une société. Alors qu'il était en poste au syndicat de l’eau et de l’assainissement, plusieurs marchés publics avaient été passés en faveur de cette société. Concernant l'appel d'offres litigieux, il affirmait être « serein » et précisait que « l'appel d'offres concernant le marché de l’assainissement s'est déroulé dans les conditions les plus légales ». Dans ce cadre, n’existe-t-il pas dès lors une conception bizarre de la notion de légalité ?
Les lois de décentralisation de 1982 et 1987 avaient pour principe de rapprocher les citoyens des élus, les citoyens des décisions, permettaient de contrebalancer les orientations politiques et d’éviter les dérives et les dysfonctionnements. Or, qu’en est-il aujourd’hui de l’attribution des marchés publics de l’eau au sein des communes ? La logique juridique et administrative dans le champ des marchés publics est succinctement la suivante. Le choix du cocontractant par l’autorité administrative tient sur deux préoccupations, celle de contracter au moindre coût cela en vue de prestations de qualité. Il existe trois catégories de marchés publics. Tout d’abord le marché peut être librement attribué par l’administration sans formalités hormis de simples règles de publicité et un délai de réflexion à observer. L’autorité administrative est tenue de mettre en compétition ceux qu’elle estime aptes à bien exécuter le marché. Ensuite, par appel d’offres, l’administration applique des règles plus strictes. La remise de dossiers d’offres est obligatoire. Les offres sont ouvertes en séance non publique et l’administration contracte avec le candidat de son choix ou celui qui lui paraît le plus intéressant. Enfin par adjudication, le marché est attribué au candidat le moins disant par rapport à un prix maximal. Par ce dernier procédé plus traditionnel, l’administration est tenue d’organiser la publicité du projet de marché, par insertion d’avis ou par affichage de ces avis. Il y est indiqué notamment la « mise à prix » du marché, qui est le prix au-dessus duquel l’administration n’acceptera pas de conclure. Cette publicité a pour objet de susciter la concurrence, dans des conditions d’égalité pour tous les candidats qui répondront en adressant une « soumission » écrite. Après expiration du délai imparti pour le dépôt des soumissions, ces dernières sont ouvertes par un organisme collégial. Ainsi, ces divers procédés de choix du candidat limitent de façon variable la liberté de l’autorité administrative.
Dans le cas des marchés de l’eau, l’administration doit souvent prendre des décisions sur des coûts de grande ampleur. Parce qu’il ne s’agit pas de simples petits contrats courants, elle engage des partenaires publics et privés sur des sommes parfois colossales. Mais alors quelle est la logique de sélection au regard de candidats dont les coûts sont quasi identiques ? Les principes de publicité, d’information et d’égalité sont-ils respectés ? Prenons quatre cas typiques qui ne sont pas exclusifs les uns des autres, pour mettre en évidence la manière dont les dossiers sont trop souvent traités, et comment se réalise le choix de telle ou telle entreprise.
Dans un premier cas, deux entreprises soumissionnent mais celles-ci se sont au préalable entendues pour que l’une d’entre elles propose un prix plus intéressant. Cette dernière sera sélectionnée en attendant le prochain appel d’offres pour intervertir. Dans un second cas, l’administration demande à une entreprise quelconque d’évaluer le marché. La collectivité se servira du devis comme trame pour les travaux à réaliser sur lequel elle aura au préalable effacé les différents coûts. Cet exemplaire sera alors transmis au prestataire pour lequel la commune souhaite faire une faveur et qui sera ensuite officiellement choisi. Dans un troisième cas, à la clôture de l’appel d’offres, des délais supplémentaires sont accordés au prestataire envisagé au préalable et des facilités dans la remise des documents lui seront octroyées. L’entreprise pourra soumissionner alors qu’elle n’aura pas respecté les mêmes règles contraignantes de procédures que les autres candidats exigées dans ce type de marché. Dans un quatrième cas, les communes choisissent librement le prestataire conseillé par des collectivités « proches » ou « amies ». De cette façon, les élus conservent une autonomie de gestion en se mettant à l’écart des règles imposées par le marché public et la libre concurrence. Le système de réseaux est bien rodé. On constate dès lors que dans les divers cas précédemment cités, le choix se porte sur des candidats qui sont établis soit sur la commune, soit à proximité de celle-ci, soit proche des instances du pouvoir local. Le plus souvent d’ailleurs, les entreprises attributaires sont désignées avant même la passation du marché public. En effet, nous avons pu constater à travers nos différentes études et suivant les divers cas de figure décrits, que l’entreprise choisie est dans une grande régularité, limitrophe ou carrément installée dans l’espace concerné par le service, quand elle n’est pas liée à des familles locales ou à des élus municipaux.
Pourquoi la passation d’un marché public impose-t-il une réglementation très contraignante pour l’administration comme pour les entreprises locales, si ce marché est entendu ? Pourquoi les élus locaux se donnent-ils tant de mal à observer strictement la procédure lors de la passation d’un marché alors qu’ils savent pertinemment quelle entreprise réalisera les travaux ? Pourquoi systématiquement, le terme de légalité est employé dans le discours politique alors même que ces marchés publics se pratiquent localement en marge de toutes règles élémentaires de mise en concurrence ? Pourquoi le principe de l’égalité des candidats à l’offre est-t-il si peu suivi ? Le législateur, en instaurant cette libre concurrence, a souhaité un accès libre aux marchés publics de l’eau, comme aux autres marchés publics, pour toutes les entreprises prestataires. Certes, il serait possible d’émettre un certain nombre de critiques sur cet aspect. Mais considérons tout au moins que les marchés de travaux sont publics et qu’ils engagent des fonds publics. Quelles interprétations peut-on faire concernant ces manières de servir des usagers plutôt en contradiction avec les règles de droit ? Il est possible d’envisager deux réponses.
On pourrait penser immédiatement que cette pratique locale serve le développement local. Elle permet en effet aux entreprises locales de produire et ainsi de créer des emplois, de dynamiser économiquement leurs territoires. Ce système en réseaux permet aussi de créer des liens entre le prestataire et la commune, entre la commune et d’autres collectivités locales voisines et amies. De toute manière, tout semble dit lorsqu’un adjoint d’une commune nous affirma : « c’est la coutume ». Toutefois, on pourrait interpréter ces diverses pratiques par leur côté plutôt sombre. N’y aurait-il pas là du mensonge et du secret ? N’y aurait-il pas là une certaine hypocrisie des élus face au citoyen à qui l’on fait croire à un marché public fait dans les règles de l’art en toute légalité ? Les arrangements locaux sont alors légions. Le noyautage de l’information est réel. Les petits services rendus et le clientélisme deviennent alors réguliers. Les irrégularités sur le marché de l’eau ne sont-elles pas alors le symptôme d’un véritable malaise pour la démocratie en général et pour la démocratie locale en particulier ? Les fonds publics ne sont-ils pas utilisés afin de défendre des intérêts essentiellement privés ? Si les décisions sur le marché de l’eau et les coûts de grande ampleur relèvent plus de la sphère politique locale que de règles sur la libre concurrence, il n’en reste pas moins que ces marchés publics de l’eau sont financés par des fonds publics. N’existe-t-il pas alors de manière directe ou indirecte du trafic d’influence, du détournement de fonds au travers de ces ententes ? Parce que les subventions sont utilisées pour défendre sa famille, ses amis et sa politique. Si la France n’est qu’au 22e rang mondial des pays perçus comme les moins corrompus, en regardant de plus près et localement le marché de l’eau, elle serait certainement encore plus loin.
LETTRE N° 8 : 8 novembre 2013
LES PARADOXES DE LA PATRIMONIALISATION DE L’EAU
Depuis un certain nombre d’années, on assiste en France et un peu partout dans le monde, à un phénomène de « Patrimonialisation » de nombreux espaces, qu’ils soient terrestres ou maritimes. De toutes les richesses patrimoniales, l’eau paraît être le meilleur atout pour attirer sur un territoire une population saisonnière ou touristique. Mais que penser du classement d’un site au Patrimoine mondial de l’UNESCO ? Ce nouveau site classé préserve-t-il la ressource en eau des pollutions et des gaspillages ? Le traitement des eaux usées avant rejet dans la nature y est-il désormais résolu ? Mais une autre interrogation se pose, lorsque des extractions de minerais, de pétrole ou de gaz sont autorisées sur un territoire sauvegardé, le label UNESCO ne servirait-il pas en fait à camoufler le pillage de la ressource en eau ? Voyons dans un premier temps quels sont les objectifs du processus de patrimonialisation. Puis dans un second temps, interrogeons-nous sur les véritables critères de la reconnaissance patrimoniale d’un territoire.
Dès le XIIème siècle, le patrimoine désignait les biens de famille ou l’ensemble des biens privés appartenant au pater familias. Il symbolisait une lignée familiale qui avait pour principe de conserver, d’entretenir et de transmettre ses biens. Aujourd’hui, dans cette même logique de conservation, plusieurs dispositifs permettent à l’administration et aux élus locaux de mener à bien une politique environnementale. La création d’un périmètre de protection, l’attribution d’un label ou l’inscription d’un patrimoine, vont permettre de sauvegarder un site, un paysage ou une culture attachée à ce territoire. Ce dispositif de patrimonialisation va ouvrir la possibilité d’établir un état des lieux, de recenser les spécificités de ses ressources, de sa flore et de sa faune. La labellisation d’une partie du territoire de Nouvelle-Calédonie, par exemple, dans le Pacifique Sud, a permis entre autres de faire l’état des lieux du massif corallien. Autre exemple, l’inscription du Marais Poitevin en Poitou Charentes, a entraîné la préservation et la valorisation de l'ensemble du territoire et de ses zones humides. La procédure se concrétise par la signature d’une convention entre une collectivité ou des regroupements d’établissements publics et le service régional de l’inventaire.
Ainsi, la patrimonialisation sert, comme à son origine, à protéger et à sauvegarder un site. Ce processus est un outil important qui permet aux collectivités locales de valoriser leur territoire. Mais celui-ci n’est-il pas guidé par deux autres objectifs dans une logique de pure rentabilité : rendre un environnement attractif et en faire sa promotion ? Cette démarche s’accompagne dès lors de l’utilisation des médias, ou de toutes autres formes publicitaires, afin de faciliter la mise en valeur de ce patrimoine. Ainsi, la perception d’un territoire ne sera pas la même pour un occupant permanent des lieux et pour une personne de passage. Si les critères de sélection pour une reconnaissance patrimoniale d’un territoire sont parfois très étendus, la sauvegarde portera-t-elle sur un paysage, sur une culture ou sur un site ? Quelles spécificités seront retenues ? Pour ce qui est de l’eau, son droit se renforce ainsi par un système de protection ou d’inscription avec le processus de patrimonialisation. La ressource se trouve alors classifiée, répertoriée, protégée et sauvegardée. Mais est-ce une bonne chose que de vouloir « catégoriser » les usages de l’eau ?
La réglementation qui s’applique dans la gestion de l’eau est faite au travers des multiples usages qui pourront y être autorisés. Cependant, les besoins en eau sont sans cesse croissants, ils sont tantôt à caractère domestique, agricole ou industriel, tantôt à caractère culturel ou social. La navigation de plaisance, par exemple, vient suppléer les relations commerciales. Les sports aquatiques, les loisirs transforment le droit de l’eau. Aussi, en zone de haute mer, les droits applicables ne seront pas les mêmes que ceux qui sont appliqués dans la limite des eaux territoriales, fixées à 12 miles marins du littoral. Mais alors, à côté de zones protégées, il existe encore des « Terra nugax » et son équivalent maritime, les « Mare nugax ». Ces zones sans frontières, que personne ne revendique, restent politiquement invisibles mais sont potentiellement exploitables. Il y a alors bel et bien une tragédie du bien commun. Les zones de pêche de l’Océanie, par exemple, qui sont ouvertes à tous et ne sont pas protégées, sont surexploitées car chacun cherche à en tirer profit sans limitation. Ces ressources halieutiques seront à terme totalement épuisées. L’expression « droit de l’eau » qui fait croire à une certaine unité, ne correspond plus alors à la réalité.
Aussi, derrière ces critères protecteurs n’y aurait-il pas des objectifs plus sombres ? Certains territoires sont en effet fortement convoités, à la fois par les industriels pour la richesse de leurs sous-sols, mais aussi par les agences de voyages pour la spécificité ou la qualité des paysages ou de leurs eaux. Prenons l’exemple des Cévennes. Cette région aurait un fort potentiel de gaz de schiste très prometteur pour de futures sociétés exploitantes. Mais elle possède également un paysage empreint d’agro pastoralisme, ce qui lui a valu d’obtenir le label UNESCO. Le souci est que, l’exploitation du gaz de schiste, suivant le procédé qui serait utilisé ne se ferait pas sans risque pour les nappes phréatiques du secteur concerné. Prenons un nouvel exemple, le cas de la Nouvelle-Calédonie, où l’exploitation du nickel mobilise la ressource en eau de manière importante et contamine ouvertement la faune et la flore des lagons, classés au patrimoine mondial. On voit bien ici que les territoires concernés peuvent ainsi conjuguer le développement d’une activité économique polluante couplée à une activité touristique attractive. La patrimonialisation a également ceci de paradoxal qu’elle peut être victime de son succès, lorsque le tourisme de masse s’en mêle. A défaut d’être protégé, ce patrimoine peut être détruit. Il en résulte un effet pervers car ce que la ressource est censée gagner en protection, elle le perd de facto en surexploitation. Entre 1985 et 2012, la moitié de la grande barrière, le plus vaste écosystème corallien du monde avec ces 3 000 récifs (Charlotte Bay, en Australie), a purement et simplement disparu. Une destruction en règle causée, entre autres, par les activités humaines. L’agriculture a changé les eaux en sels nutritifs pour des larves dévoreuses de coraux. La pollution de la ressource en eau par les nitrates n’en finit pas d’augmenter. Il est à noter d’ailleurs concernant ce dernier point que la France vient pour sa part d’être condamnée par la Cour de justice européenne pour application insuffisante de la directive nitrates, le 13 juin dernier, et risque de lourdes sanctions financières. Quels sont alors les véritables enjeux et les risques encourus liés à ce processus de patrimonialisation de la ressource ?
En d’autres termes, des conflits peuvent naître entre des enjeux patrimoniaux et d’autres plutôt liés au développement économique défendu par ce que l’on pourrait nommer des « possédants privés ». Mais ces tensions latentes ne sont-elles pas essentiellement d’origine foncière ? Les uns défendent une nature immaculée alors que les autres souhaitent s’enrichir en vendant ou en rentabilisant leurs parcelles ou leurs ressources. Si l’espace est alors perçu comme un bien commun, il est aussi plus fréquemment vécu comme un enjeu de lutte. L’eau, comme les territoires, est parfois protégée, mais il n’en reste pas moins que le dispositif sert bel et bien des intérêts strictement privés. Des régions sont ainsi spoliées sur la base de politiques de complaisance. Les pouvoirs publics sont en effet facilement encouragés, par pur clientélisme, car chacun cherche à tirer profit sans limitation des zones de pêche ou de richesses naturelles. Mais à l’inverse, par le biais d’une institution, comme l’UNESCO, s’instaure un mécanisme de dépossession de populations locales de plus en plus démunies. Il existe alors une discrimination entre d’un côté, des régions protégées et sauvegardées et de l’autre, des régions mais aussi des populations dépossédées de richesses naturelles. Dans quelques années, il sera alors impossible pour les non propriétaires d’accéder librement à certaines plages face à l’ampleur des emprises illégales sur le domaine public. Mais aussi des régions et des populations pourront être dépossédées de richesses économiques par des multinationales. L’ampleur de l’exploitation des fonds marins, plus particulièrement dans certaines régions du Pacifique Sud, est une véritable menace pour un avenir proche.
La patrimonialisation a donc nécessairement une portée politique. Elle paraît être un dispositif essentiel pour les collectivités et les élus locaux. Mais le patrimoine, et ses multiples facettes, permettent aussi de jongler entre différents enjeux. L’évocation de l’afflux de touristes sur un site particulier, peut apparaître comme une manœuvre politique lorsqu’elle sert avant tout l’intérêt privé. Il semble que le partenariat public et privé, dans la recherche du label touristique, soit ici bien rodé. Nous sommes donc en droit de nous interroger sur les limites d’une telle protection lorsque de manière concordante, ces pays se battent pour défendre des activités économiques : agricoles ou industrielles. La nature surexploitée est alors confrontée à une panoplie de mesures administratives et politiques dites de protection, tout cela dans un formidable mouvement de duperie. Dans ce contexte, la patrimonialisation organise une véritable mise en scène et tend à produire une image à laquelle chacun est appelé à s’identifier, que ce soit les élus politiques, la population locale ou les personnes de passage. Dans un jeu incessant dit « démocratique », les pillages et les pénuries de la ressource en eau vont bon train, confortés par nos représentants, et légitimés par des labels surprenants.
LETTRE N° 9 : 12 février 2014
ELECTIONS ?ET ENVIRONNEMENT
En mars 2014, la population se déplacera aux urnes pour y déposer un bulletin de vote à l’occasion des élections municipales. Ce geste permettra d’élire mais surtout de déléguer un pouvoir à des candidats afin de constituer la future assemblée municipale. A cette occasion, les conseillers communautaires seront en même temps désignés, via un système de fléchage, suivant l’ordre de présentation sur les listes. Ceux-ci seront alors élus au suffrage universel direct, ils auront de ce fait d’avantage de légitimité qu’auparavant. Ainsi, les électeurs éliront le même jour et avec le même bulletin de vote les élus de leur commune et ceux de l’intercommunalité.
Pour les communes de plus de 1 000 habitants, une nouvelle donne apparaît, notamment l’obligation de présenter des listes paritaires. Cette disposition engendre bon nombre de négociations et de casse-têtes pour la plupart des élus en place. Cependant, les discours sur l’environnement y seront récurrents parce que très porteurs actuellement. En effet, chaque espace urbain souhaite devenir « éco-ville » ou « construire sa voie verte », la lutte contre le réchauffement climatique ou l’engagement pour le développement durable y seront évoqués. Aussi, il semble évident que la thématique environnementale sera présente dans les professions de foi. Mais est-ce-que dans le fond les choses pourraient vraiment changer ? Tout au plus, les gazons sur lesquels circulent les tramways écologiques seront peut-être moins arrosés.
S’agissant des autres communes plus petites celles-là, qui représentent plus de 90 % du paysage français, quels sont les véritables enjeux ? Des questions concernant les problèmes énergétiques, la destruction des forêts, la pollution de l’eau, la fonte des glaces, la disparition d’espèces animales ou végétales seront-elles à l’ordre du jour ? Et bien plus largement, l’appauvrissement dramatique de certains territoires, la place des femmes, les migrations et les exodes seront-ils regardés de plus près ? En admettant même que ces questions soient évoquées, il est bien évident que ces problèmes ne seraient pas résolus. En d’autres termes, qui seront les prochains élus des conseils municipaux de ces communes rurales ? Et comment traiteront-ils des questions liées à l’environnement ?
Tout d’abord, il est bien évident que le profil de ces « nouveaux » élus ne sera guère différent de celui de leurs prédécesseurs, quand d’ailleurs ce ne seront pas les mêmes. Les délégués élus (et l’on pourrait même dire cooptés) prochainement seront probablement majoritairement des hommes. Ils seront pour la plupart originaires du pays, et sans aucun doute en grande partie propriétaires fonciers ou affiliés à ceux-ci. Ils représenteront ainsi, peut-on dire, le monde rural hérité d’une vieille tradition féodale. Les raisons en sont simples : le scrutin de liste majoritaire à deux tours permet aux personnes les mieux représentées « quantitativement » d’accéder au pouvoir local, mais surtout de le maintenir et de le conserver. Les nouveaux arrivants représentent d’ailleurs un risque potentiel de contre-pouvoir dont il faut se préserver. La tendance s’inscrit dès lors dans l’immobilisme et demeure fréquemment présente afin de ralentir toute mutation. Cela permet indirectement d’éviter tout changement de pouvoir, processus en contradiction avec l’idée même de démocratie. Si la force prime souvent le droit, ici le nombre fait la force et se trouve entre les mains d’une assemblée, verrouillée in fine par le pouvoir du maire. On peut parler d’ailleurs de présidentialisme municipal. La démocratie locale devient dès lors le miroir du pouvoir d’un maire dans laquelle l’opposition n’est jamais prise en compte puisque les délibérations sont votées à la majorité des membres élus ou « vassaux ».
Si les électeurs ont le sentiment d’agir de manière responsable, on peut cependant douter du résultat. Dans ce jeu qui n’a rien de démocratique, mais s’apparente à un système éminemment népotique, pour ceux qui n’auront pas fait la démarche de s’inscrire sur les listes électorales, il leur sera reproché un comportement contraire à la citoyenneté, tout comme les abstentionnistes. Quant à ceux qui se seront déplacés mais qui auront déposé dans l’urne un bulletin « non exprimé » (blanc ou nul), personne n’en tiendra compte. Quant bien même les bulletins blancs (enveloppe vide ou feuille blanche) auraient été comptabilisés parmi les exprimés, cela n’aurait pour conséquence que d’élever le chiffre de la majorité absolue rendant l’élection au premier tour plus difficile, sans grand risque de modification du résultat final.
Ainsi, limiter l’accès au pouvoir devient la principale préoccupation des élus voulant garder leur place. Ceux-ci auront d’ailleurs constitué leurs listes à coups de promesses auprès de leurs électeurs y compris et surtout pour ceux qui auront accepté de se mettre sur leurs listes. C’est en cela que la thématique environnementale entre par la petite porte dans ce contexte. Aux uns, on leur promettra un accès à l’eau potable financé par les deniers publics dans leur hameau isolé. Aux autres on les assurera de faire passer leur parcelle agricole en terrain constructible grâce à cet outil merveilleux qu’est le plan local d’urbanisme. A d’autres encore on leur jurera de leur céder un chemin communal. A d’autres enfin, on leur certifiera de fermer les yeux s’ils ont refait leur toiture avec un matériau interdit, ou une extension de leur bâtisse sans permis de construire. La corruption et le clientélisme n’ont ainsi pas de limite. On voit bien que malgré les grands principes démocratiques concernant la participation des citoyens à la prise de décision politique, les questions de l’aménagement du territoire, de l’urbanisme, et de l’environnement n’appartiennent qu’aux élus. Le plus souvent aussi leur pseudo consultations, et leurs réunions publiques, ne servent qu’à valider des décisions déjà prises. Dans cette logique, les bureaux d’études ne sont là que pour légitimer les décisions du 1er magistrat local.
Ainsi, le maire, en véritable seigneur local, conserve le pouvoir de décision effectif. Prenons un exemple simple. Alors que nous menions une étude dans une petite commune rurale dans le Sud de la France, nous avions établi que le maire de cette collectivité avait été sollicité par une entreprise spécialisée dans l’installation d’éoliennes. Le projet semblait bien ficelé mais un incident survint. Un propriétaire foncier bien implanté localement, mais qui ne faisait pas partie des familles locales, récupérait pratiquement toute l’installation sur ses parcelles moyennant une juste rétribution, tandis que la commune pour sa part conservait sur ses parcelles attenantes quelques poteaux éoliens. Mais cela était sans compter la large majorité de la population locale qui n’était pas spécialement contre ce projet, mais plutôt contre le propriétaire bénéficiaire du projet. Indépendamment des raisons invoquées, le maire de la commune a alors jugé bon, au dernier moment, d’organiser un référendum local sur le territoire de sa commune. Cette consultation préalable soigneusement orchestrée par cet élu permit de tester la résistance de ces électeurs à ce projet municipal, mais surtout de légitimer sa position. L’environnement était laissé sur l’autel du clientélisme.
Un régime est d’autant plus démocratique qu’un plus grand nombre de personnes participent directement et spécifiquement à la prise de décision, ou tout au moins à la discussion. Or, certains individus ont la liberté de définir des thèmes et de prendre des décisions en conséquence, et excluent de manière redoutable tout partage de la décision sur d’autres sujets sensibles et plus dérangeants pour eux. On le voit bien en ce qui concerne les commissions extra-municipales (quand elles existent) qui ne donnent qu’un avis aux élus, ces derniers restant libres de le suivre ou non. On le constate aussi lors des enquêtes publiques qui ne donnent pas le pouvoir aux associations de défense de l’environnement puisque les conclusions du commissaire enquêteur ne sont pas décisives. Ici encore, les élus se prononcent comme ils l’entendent et en dernier ressort.
La culture démocratique ne peut exister sans le retour du débat public. Et le principe démocratique ne peut dépendre que d’un consensus d’arrière-plan avec l’ensemble des citoyens. Nos futurs élus vont-ils réunir les citoyens afin de définir ce qu’ils considèrent comme des projets prioritaires à financer ? Nos futurs représentants locaux vont-ils procéder à l’élection de délégués qui siègeront au conseil du budget ? La réunion des citoyens est-elle programmée pour négocier avec l’administration municipale ? Dans ce contexte politique, pourquoi l’environnement serait-il incompatible avec cette culture démocratique ? Parce que l’environnement nous amène à plus de dialogue social plutôt qu’à une véritable conquête du pouvoir.
LETTRE N° 10 : 6 mai 2014
PARTICIPATION ET ENVIRONNEMENT
Le principe de participation qui est mis en exergue dans de nombreux textes renvoie au droit à l’information et à l’implication du public dans tous les processus décisionnels. Au-delà d’une bonne part de démagogie, ces textes s’inscrivent dans une ambition démocratique, où tout un chacun pourrait apporter son avis, son expertise, ses données ou ses critiques. La conférence de Rio de 1992 souhaitait limiter les menaces qui pèsent sur la planète et réduire les manques de la gouvernance mondiale, à partir de grands principes dont celui de la participation. Pour sa part, la loi SRU de 2000 avait aussi pour ambition outre le changement d’échelle pour permettre une gestion publique cohérente, de favoriser la participation du public. Toute cette démarche semble a priori logique. En encourageant l’accès à l’information, cela devrait permettre une participation qui par effet d’entraînement engendrerait une volonté plus importante d’information puis de mobilisation. Un cercle vertueux en quelque sorte. Or, si le principe semble louable, n’est-il pas source de contradictions, voire de manipulations ? Ne pourrait-on pas alors envisager trois types de dérives possibles ?
A Johannesburg, au sommet de « Rio plus dix », près de 40 000 individus se sont penchés au chevet de la Terre. Lors du 5e Forum de l’eau en Turquie en 2003, 25 000 personnes étaient présentes. Dans le cas du Grenelle de l’environnement le rapport d’évaluation de 2010 précisait que plusieurs centaines de propositions avaient été élaborées, puis avaient été soumises à la consultation de plus de 15 000 participants dans le cadre des « Grenelle en région ». En 2014 à Nantes, avec plus de 500 participants, lors d’un colloque national sur les énergies marines renouvelables, les organisateurs se félicitent de son « vrai succès ». La masse fait ici foi d’une volonté de résoudre les problèmes liés à l’environnement. Cette notion de quantité semble d’ailleurs importante pour n’importe quels organisateurs et représente une forme de légitimation du débat public. Plus il y aurait de personnes, plus cela recouvrerait un certain sérieux, une bonne dose de notoriété et, sans conteste un événement médiatique important. Mais en fait qui participe ? La participation n’est-elle réussie que s’il y a une somme importante d’individus ?
Une première dérive ne serait-elle pas de mettre en avant le terme de participation alors que le résultat n’est qu’un théâtre d’ombres ? Ainsi, certains doutes peuvent émerger concernant cet idéal de participation centrée sur la seule quantité, puisque les problèmes environnementaux ne font que s’aggraver. A moins que le but soit de ne rien modifier pour faire en sorte que la participation se renouvelle. D’ailleurs, les individus qui participent sont-ils si soucieux par exemple du réchauffement climatique ou de la déforestation ? On peut en douter lorsqu’on s’aperçoit qu’ils concourent tous à la production de gaz à effet de serre en se déplaçant et produisent tous des masses de documents peu respectueux de la protection des forêts.
Prenons maintenant, de manière banale, l’exemple d’une réunion publique, où une municipalité proposait de présenter à la population un nouveau plan de zonage qui serait intégré au PLU et devait être en cohérence avec le SCOT. Quelle collectivité locale d’ailleurs ne s’enhardit pas lorsqu’elle réussit à rassembler ses habitants afin de présenter certains de ses projets ? L’idée générale était de prendre en compte les enjeux paysagers et d’éviter que la commune ne se remplisse de lotissements. Il fallait éviter d’altérer le paysage par le mitage. Dans ce cadre, la seule présence fait foi d’une volonté de gérer l’environnement ou l’espace environnant. Mais, derrière cette cohérence des objectifs et l’approbation des personnes présentes, tous bien entendu propriétaires fonciers dans la commune, les uns se demandaient si leurs terres allaient devenir constructibles, tandis que les autres voulaient savoir si leur patrimoine n’allait pas être envahi par de nouvelles résidences. Corollaire de la première dérive, une seconde ne serait-elle pas de mettre en avant le terme de participation alors que ce n’est qu’une réunion de défense d’intérêts particuliers ?
L’ambition première s’estompe en effet pour ne laisser apparaître qu’un ensemble de petits intérêts de la part des participants. Il y a là une bonne dose d’hypocrisie où la participation n’a rien à voir avec la défense du commun. On est loin des communautés qui conservaient ce sentiment très net d’un droit social supérieur à la propriété. La participation s’inscrit essentiellement dans la seule activité appropriative, et en rien dans une action qui associe. L’aménagement du territoire et la gestion de l’environnement semblent minés par ce phénomène. Dans une commune que nous avons étudiée se posait d’ailleurs ce problème avec une grande acuité, à propos de la création d’une ZAE, dont la communauté de communes avait la compétence. On pouvait s’interroger sur le découpage et les arrangements en amont, qui permettaient à des architectes, des chefs d’entreprise de travaux publics et des artisans locaux de réserver des terrains avant toute forme de publicité, avant même que le projet ait entamé sa phase d’instruction. La cohérence entre information et participation prônée n’est-elle pas totalement dissoute par la vénalité de quelques-uns ?
Pourtant, le local est souvent idéalisé car il renverrait à la convivialité, à la proximité et aux interrelations. Il serait un lieu privilégié pour la participation, la concertation et la décision consensuelle. Il y a ici une sorte d’exaltation d’une sociabilité communautaire et une survalorisation des ressources humaines ou environnementales. Les élus locaux invitent d’ailleurs pour cela les habitants à se mobiliser et à s’exprimer lors de consultations. Les décideurs s’accordent publiquement sur la valeur de ces procédures. Quel maire d’ailleurs ne met pas en exergue le nombre et l’importance des réunions publiques qu’il a pu proposer lors de son mandat ? Tous les discours insistent sur l’intérêt du dialogue et le local serait d’autant plus démocratique qu’un grand nombre de personnes participeraient à la prise de décision. Toutefois, une troisième dérive, parallèle à la précédente, ne serait-elle pas de mettre en avant le terme de participation alors que toutes les décisions sont prises en amont ?
En effet, l’image précédente se heurte à la réalité. Les élus s’accordent discrètement sur l’intérêt de ne surtout pas pratiquer de concertation et encore moins de codécisions, ou alors ils se cachent derrière l’avis de spécialistes, d’experts ou de bureaux d’études, qu’ils ont financés sans état d’âme avec les deniers publics. Il subsiste une méfiance de voir leurs projets remis en question. Lors d’un entretien avec un élu, celui-ci affirmait : « Une des communes voisines a fait, en accord avec la communauté de communes, un projet de développement touristique. Le problème est qu’une association s’est créée pour empêcher ce projet. Il est important de ne pas en dire trop, autrement ça ne marche jamais. » La concertation n’atteint qu’exceptionnellement l’usager. Ce dernier parvient parfois à faire entendre sa voix lors de procédures de déclaration d’utilité publique, mais ce n’est souvent qu’un trompe-l’œil. Et, si les autorités locales se sentent mises en accusation, elles développent des mécanismes de défense pour limiter la parole qu’elles ont pourtant offerte. Le secret devient ici un stratagème et fonctionne comme une protection. Mais alors celui-ci n’inverse-t-il pas l’idée de la démocratie, qui est fondée sur le principe de publicité et la transparence des décisions ? Le cas des marchés publics est un cas d’école, et les nouvelles lois sur la publicité ne changent pas le cours des choses. En d’autres termes, à qui profite véritablement cette rétention d’informations, tant on sait que la corruption s’invite de plus en plus ?
En conséquence, ne peut-on pas dire qu’autour du thème de l’environnement s’instaure une vision idéale mais souvent travestie du principe de participation ? On assimile la participation au seul fait d’être présent. Présent surtout au bon moment et au bon endroit. Pourtant, d’une part, l’information est monopolisée ce qui nuit à toute forme de participation d’autres acteurs et d’autre part, elle ne profite qu’à quelques-uns ce qui nuit encore à la participation mais aussi à la prise de décision des autres. Tout cela ne relève-t-il pas d’un ensemble de stratégies peu propices à la résolution des problèmes environnementaux ? N’avons-nous pas affaire à un déni flagrant de démocratie où seuls certains participent à la gestion de leur propre environnement ? Ce n’est donc ni dans la seule quantité, ni dans la seule consultation ponctuelle, ni dans les logorrhées des élus locaux qu’il faut considérer la participation. Car, dans ce seul contexte atone et fermé, on s’étonne et on s’offusque que des revendications ou des mobilisations surviennent brusquement et parfois se radicalisent.
LETTRE N° 11 : 07/08/2014
DÉCENTRALISATION ET ENVIRONNEMENT
Dans la lettre N° 9 (se reporter à l’onglet « Archive »), nous avons émis l’idée que les élections municipales ne changeraient pas grand chose, ni au déficit de démocratie, ni aux problèmes liés à l’environnement. Dans la lettre N° 10, nous avons précisé que le principe de participation, mis en exergue dans de nombreux textes et qui renvoie au droit à l’information et à l’implication du public dans tous les processus décisionnels, était bien souvent dévoyé.Pour aller plus loin, il faut alors tenter de savoir ici quels ont été les effets des lois de décentralisation du début et du milieu des années 1980 sur la démocratie et, par ricochet, sur l’environnement. Pourquoi accorder aux collectivités locales plus d’autonomie au travers de nouvelles compétences mais aussi plus de pouvoir, si ce n’était pour amorcer un mouvement d’émancipation ? La décentralisation n’avait-elle pas à cette époque, entre autres objectifs, un désengagement de l’Etat vis-à-vis des collectivités locales ? Au-delà de cet aspect, la décentralisation procédait d’une démarche ambitieuse car le « local », après avoir été longtemps dénoncé, le plus souvent décrié comme archaïque et désuet, redevenait le lieu privilégié de tous les changements. De plus, cela relevait de l’idée qu’il était enfin possible de rapprocher les citoyens des centres de décisions et ainsi favoriser une nouvelle forme de démocratie plus participative (ou de proximité). Dans ce sens, cette législation pouvait nous apporter l’espoir qu’un nouveau consensus pouvait enfin s’engager entre les habitants et les élus. Tout cela devait surtout engendrer une dynamique qui pouvait tenir compte tant des ressources locales que des spécificités territoriales et environnementales. Or, après une trentaine d’années de mise en pratique de ce régime, que constatons-nous vraiment ? Quelles ont été les logiques des élus à la suite des lois de décentralisation ? Ces élus ont-ils été évalués depuis ces lois de décentralisation ?
Tout d’abord, on constate qu’il existe une nette politisation des enjeux, dans ce qu’elle a de plus tendancieux. Les pouvoirs locaux ainsi institués obtiennent un droit de veto sur les ressources financières locales et d’énormes pouvoirs quant aux choix des futurs bénéficiaires de fonds publics. Cet aspect est particulièrement parlant à l’occasion du partage des subventions au secteur associatif lors du vote du budget. Voici un fait symptomatique qu’un membre d’une association nous relate dans une commune d’environ 100 habitants. Son association, nous dit-il, percevait depuis plusieurs années une subvention de 500,00 € pour gérer une bibliothèque et organiser plusieurs manifestations culturelles (lectures de poésies l’hiver et conférences débats, expositions d’œuvres d’art, de photos…l’été). Elle mobilisait un grand nombre de personnes et permettait ainsi de dynamiser le territoire tout au long de l’année sans bourse délier pour les participants. Dans le même temps, une autre association voisine organise un jour par an un vide grenier avec les habitants de la commune et quelques commerçants ambulants spécialistes des foires. Les emplacements payants dans la rue principale du village permettent la rétribution d’un orchestre qui anime la rue. Cette association, malgré une mise à disposition gracieuse du domaine public par les pouvoirs publics, recevait la même somme d’argent. Lors du vote du budget de l’exercice 2014, soit après l’élection municipale de mars, l’association organisatrice de la foire recevait à nouveau 500,00 €, alors que la première association culturelle voyait sa subvention fondre de 60 %. Que s’était-il passé entre temps ? Les uns avaient-ils fait allégeance alors que les autres auraient été écartés sans motif apparent ?
Voyons un autre aspect du pouvoir « politisé » des élus. Ces derniers ne font jamais appel aux associations locales, dans le domaine de l’aménagement du territoire, question sans doute beaucoup trop sensible. On sait que des formes d’urbanisations horizontales ont particulièrement perturbé ou détruit les paysages et l’environnement, depuis la décentralisation. Voici encore ici un autre fait particulièrement révélateur. Des élus d’une commune très pittoresque située en zone de montagne ont eu recours à une association reconnue au plan régional pour l’aménagement d’une zone urbaine future. Pourquoi cette association aurait eu cette faveur aux dépens d’autres associations locales ayant des préoccupations semblables ? Cet organisme n’aurait-il pas utilisé des formules à la mode et sous couvert d’écologie, inventé des terminologies séduisantes ? Par exemple, celle d’« éco quartiers » ou plus prosaïquement en milieu rural, celle de « hameaux durables ». A bien y réfléchir, le résultat de ces futures constructions ne sont en fait que des reprises de lotissements plus esthétiques et poétiques. Ainsi, on favorise certaines associations, proches des pouvoirs locaux mais aussi d’officines, au prétexte qu’il y aurait de la convivialité dans ces zones d’aménagements futurs mais on ne demande pas l’avis des habitants ou collectifs locaux vivant à proximité de ces espaces. En revanche, on ne vérifie à aucun moment si cette association suit bien le cahier des charges qu’elle a signé, ou plus grave encore, si elle tient compte dans ses travaux, d’éléments tangibles comme le calcul de flux de véhicules, l’impact sur la ressource en eau, ou l’état d’esprit de la localité.
Ensuite, on constate qu’il existe une certaine dose d'inaptitude de la part des autorités locales. On parle de plus en plus d’efficacité, d’efficience, de pertinence, ou de cohérence, mais on n’évoque jamais l’évaluation des pouvoirs locaux eux-mêmes. Certes, il existe notamment dans les petites communes des personnes de bonne volonté. Leurs gestions, même sur un petit territoire, sont de moins en moins évidentes tant les charges de travail sont importantes et compliquées. Mais il est indéniable malgré tout, que certains dossiers sont gérés par « des personnes qui n’y connaissent rien ». Ainsi, la principale préoccupation des élus est bien souvent de faire appel de façon systématique à des bureaux d’études. Hormis les cas ou le recours à l’expert est obligatoire, comme par exemple celui des prélèvements d’eau à la source pour lequel l’avis d’un hydrogéologue agréé en matière d’hygiène publique est requis. Pour modifier un POS ou planifier un PLU, par exemple, le recours à un bureau d’études n’est pas obligatoire. Par ce type de procédure, et sous prétexte de neutralité, les élus locaux ne se cachent-ils pas ou ne cachent-ils pas leurs propres manières de voir les choses ? Sans compter que ces rapports sont très onéreux pour la collectivité. Certes les procédures sont de plus en plus complexes, mais il est plus facile de confier la tâche à une personne extérieure que de tenter une meilleure compréhension des dossiers. Il est préférable de dialoguer directement avec un interlocuteur « prestataire de service » qu’avoir à pratiquer des auditions auprès du public qui souvent a la capacité d’apporter sa contribution. Or, dans un système démocratique, la question de la présentation objective n’est-elle pas essentielle ? Toute information peut-elle être déléguée à des instances qui ont des intérêts liés au contenu de cette information ? Tout cela est loin d’être vérifié.
Prenons encore ici l’exemple banal d’une très petite collectivité dont l’édile décide de refaire l’aménagement du centre du village. Celle-ci fait appel à un bureau d’étude conseillé, il va de soi, par son réseau personnel. Pour environ une centaine de photographies, un plan de la commune, la rédaction d’un rapport et un devis estimatif d’environ 350 000 €, ce bureau d’études empochera la modique somme de 25 000 €. Il s’est avéré par la suite que les travaux à réaliser ayant un coût trop exorbitant pour la commune, ne verraient jamais le jour. La simple représentation statique (photographies réalisées lors d’une seule visite des lieux), ne tenait compte ni de l’avis des habitants, ni de leurs habitudes, encore moins de l’environnement. Il n’y avait enfin dans leurs perspectives d’aménagement que la simple reproduction de projets qui avaient été réalisés dans d’autres communes voisines. Celles-là ne tenaient pas compte de la spécificité des lieux. N’aurait-il pas mieux valu mobiliser les habitants pour envisager la réalisation de ce travail ? Celui-ci n’aurait-il pas été fait avec beaucoup plus de sérieux et d’abnégation ? De toute manière cela aurait permis sans nul doute à la collectivité de faire des économies substantielles. Mais cela demandait, il est vrai, plus de temps et de débats, alors que les élections arrivaient à grands pas. La distorsion entre le calendrier électoral et la gestion de l’environnement est nette.
Alors que la démocratie dite « participative » est une tautologie, il semblerait qu’avec les lois de décentralisation, cette démocratie d’un nouveau genre puisse être « non participative ». Nous avons vu qu’afin de perdurer, les associations locales devaient faire preuve d’une certaine docilité auprès des autorités locales. Nous avons vu également que par un effet de langage, les informations sont trafiquées. Alors que souvent peu intelligibles en soi, les données environnementales nécessiteraient des reformulations afin que le public, qui doit avoir accès aux informations, puisse comprendre et participer au débat, voire même décider. Or rien ne relève de cela. La convivialité, ce mot utilisé partout, fait du lien social un élément décrété. Alors qu’il est évident que la décentralisation pourrait permettre de redonner un peu plus de vie démocratique et de gérer au plus près les problèmes environnementaux. Or, malheureusement nous n’en sommes pas encore là. On constate que l’aspect local favorise non seulement le corporatisme territorial et donc la ségrégation, annihile bien des volontés de participations et d’implications, mais de plus convient très peu, dans l’état actuel des choses, à repenser l’environnement et les espaces de vie. Si la décentralisation avait pour perspective de permettre aux citoyens de donner leur avis en se rapprochant des pouvoirs de décision, il semblerait que celle-ci ait au contraire revivifié des comportements autoritaires. On est donc loin du Small is beautiful dans lequel le local deviendrait un paradis.
LETTRE N° 12 : 19/10/2014
DÉMOCRATISATION ET ENVIRONNEMENT
« Devant les électeurs, à têtes de bois et oreilles d’âne, les candidats bourgeois, vêtus en paillasses, danseront la danse des libertés politiques, se torchant la face et la postface avec leurs programmes électoraux aux multiples promesses, et parlant avec des larmes dans les yeux des misères du peuple et avec du cuivre dans la voix des gloires de la France ; et les têtes des électeurs de braire en chœur et solidement : hi han ! hi han ! »
Paul Lafargue (1883).
Dans les trois lettres précédentes (sur l’onglet archive), nous avons précisé tout d’abord que les élections municipales ne changeaient en rien, ni le déficit de la démocratie, ni les problèmes environnementaux. Ensuite, que le principe de participation du public était le plus souvent dévoyé. Enfin, que la décentralisation avait eu pour conséquence de multiples effets pervers. Pourtant la démocratie est actuellement le régime politique le plus enviable, et ce malgré ses imperfections. A n’en pas douter, elle reste à bien des égards un idéal. Si le népotisme et le clientélisme sont institués de manière quasiment officielle, en France et, plus particulièrement dans les communes de petite taille, il n’en reste pas moins que les électeurs sont très attachés à ce système démocratique. Afin de poursuivre dans ce sens, nous aborderons ici la « démocratisation », puisqu’il semblerait que l’utilisation de ce vocable entretienne un net paradoxe ou tout au moins un flottement de sens fort préjudiciable. En effet, l’usage excessif ou mal venu du terme n’engendre-il pas des pratiques qui auraient une influence néfaste sur l’environnement ? Envisager ce mot revient-il à ne traiter que de la démocratisation du couteau électrique, du plat à poissons, ou de la pince à glace ?
La démocratie ne se réduit pas au vote et au passage aux urnes. Disons simplement que la démocratie renvoie au fait qu’une communauté offre à l’individu un statut de citoyen. En cela, ce dernier est reconnu comme membre d’une collectivité et possède des droits et des libertés fondamentaux. Pour sa part, la démocratisation, à l’instar d’un dictionnaire classique, serait l’action de démocratiser, c’est-à-dire qu’elle connoterait soit le passage d’un système autoritaire à un système démocratique, soit la possibilité pour les institutions à être encore plus démocratiques. Cette démocratisation recouvrerait donc une aptitude à la réflexion et une capacité au dialogue. Au sens plein, elle ne coûterait alors rien, ou ne coûterait qu’en discussion et en palabre. Mais avant toutes choses, elle ne coûterait absolument rien à l’environnement. Bien au contraire, cette procédure ne pourrait que le protéger. Le citoyen pourrait ainsi se retrouver dans un équilibre entre l’homme et la nature.
De manière formelle, de nombreux pays ou parties du monde aspirent à ce mouvement démocratique, même s’il existe bien entendu des dérapages, des ratés et des inégalités. Ainsi, il semble évident qu’il est important de conserver bien haut ce terme de « démocratisation » mais qu’il est impératif de l’utiliser, surtout de nos jours, dans son sens le plus noble. Or que constatons-nous ? N’existe-t-il pas une transposition du mot tout à fait surprenante et même indécente ? N’y a-t-il pas derrière l’utilisation et surtout la mise en exergue de ce terme une connotation absolument tendancieuse qui ne ferait en fin de compte qu’aggraver les problèmes d’environnements ?
De part sa vulgarisation, peut-être intentionnelle, le terme de démocratisation renvoie simplement à la possibilité de mettre à la portée de tous des services, des ressources et de rendre accessible au plus grand nombre un bien, un objet. Ainsi, on parlera par exemple, de démocratisation de l’enseignement même si cela n’est pas tout à fait exact. Par glissements successifs et par petits bonds, la télévision, le travail, le temps libre, les loisirs, la culture, les livres, le numérique… seraient entrés dans cette catégorie. Du moins, c’est ce que l’usage du terme nous dit. Aussi, et sans s’en rendre compte, tout relève dès lors d’une simple transposition lorsque le mot de démocratisation n’équivaut plus qu’à celui de consommation. Mais qu’est-ce que la consommation si ce n’est de la consumation ? « Acheter en vrac, c’est être écologique ; le vrac tend à se démocratiser », peut-on lire dans un article sur les magasins biocoop. Le Monde du 14 août 2014 stipulait que « Les capteurs connectés séduisent les sportifs amateurs : la tendance est à la démocratisation ». Le même journal écrivait le 11 août 2014 que « L’année scolaire est soumise à la société des loisirs et cela s’explique par la démocratisation des vacances d’été ». Le Figaro du 6 août 2014 parlait de la « démocratisation des Smartphones ». Dans ces exemples, qui pourraient être multipliés, le constat est sans appel, c’est celui-ci : une véritable réduction sémantique du mot. Mais alors, la « démocratisation » n’a-t-elle alors qu’un seul sens ou ne fait-elle que pallier au désenchantement du monde ? Ainsi, dans cette frénésie de consommation orgiastique, les biens deviennent les démonstrateurs mythiques des valeurs. L’idéologie de la démocratisation exige en cela une dévoration insatiable des richesses, et même un gaspillage effréné, puisque les valeurs du mythe doivent être consommées pour que s’accomplisse la promesse. Le problème est qu’il faut renouveler sans arrêt l’expérience.
Or, n’est-ce pas depuis l’apparition de cette confusion entre « démocratisation » et « consommation » que les dégâts sur l’environnement se sont aggravés ? Avec la « démocratisation » de l’automobile, le nombre de victimes supplante les deux guerres mondiales (9 millions pour la première, 40 à 60 millions pour la seconde). Le samedi 2 août 2014 à 12h25, il était comptabilisé en France près de 1 000 kilomètres de bouchons cumulés sur les routes. Depuis la canicule de 2003 et la « démocratisation » des climatiseurs, l’Espagne consomme plus d’électricité en été qu’en hiver. Depuis la « démocratisation » de la consommation de viande, en France, on est passée de 60 kg par habitant et par an dans les années 1960, à 95 kg en 2005. Depuis la « démocratisation » des piscines, leur nombre, toujours en France, qui était de 708 000 bassins en 2000, est passé à 1 675 680 en 2012. Dans certains supermarchés, emblèmes et Temples de la « démocratisation avancée », nous trouvons 25 000 produits et 200 sortes de paquets de céréales. En conséquence, sous couvert de l’emploi du terme « démocratisation », on en oublie les fondements de la démocratie, mais aussi ceux de l’environnement.
Que font dès lors les élus qui sont sensés favoriser la bonne marche du système démocratique ? Sont-ils d’ailleurs considérés comme crédibles s’ils défendent les principes d’égalité, d’équité, de droits fondamentaux, ou de service public ? Ne défendent-ils pas plutôt des lobbies, des marchés porteurs, au détriment de l’environnement ? Obnubilé par la masse, et la manne financière qui en découle, la seule bannière levée est celle de l’augmentation de la population, du tourisme, de la construction de ZAE, de rocades, de routes… Ne devient-il pas dès lors bizarre de déléguer le pouvoir à des personnes qui sous couvert de défendre l’environnement ne font en fait que le détruire ? Alors « à vos cabas », nous dit le maire d’une petite commune, fier de sa démocratie locale et de la participation des citoyens, pour sauver l’épicerie d’un territoire totalement déserté. Il faut conserver et défendre son pouvoir d’achat, nous dit un autre de manière péremptoire, pour que le seul pouvoir qu’il nous reste consiste au seul pouvoir de consommer. Plus rien n’existe en dehors de cette activité, et même pire, il est impératif de devenir des « consom’acteurs » et donc de simples acteurs de la consommation. Il ne faut donc surtout pas parler, ne pas raisonner. Qui parle d’ailleurs de « démocratisation » de la discussion ou de la pensée ?
Tout concourt à dire qu’il n’y a jamais eu de véritable démocratisation mais plutôt une simple massification. Voilà comment on usurpe des termes.La démocratisation, comme on l’entend dorénavant, a supplanté l’action liée à la démocratie en relayant le pouvoir du peuple au fin fonds des oubliettes de la consommation. Il ne reste dès lors du terme de démocratisation plus aucun sens politique. Avec des idées de croissance, de développement, la nature et l’environnement ont été accaparés par des hommes sans scrupules et avec eux, toute l’opinion et l’action publique brandissant fort le mot « démocratisation ». Ne reste-t-il plus que des idées engoncées dans un système aliéné et durable ?
LETTRE N° 13 : 25/01/2015
AMÉNAGEMENT ET INTÉRÊT GÉNÉRAL
« C’est un fait : la planète est devenue une banlieue où s’entassent les peuples…Tout a changé. La planète est une, les prouesses technologiques nous ont définitivement cloués sur place. L’homme, devenu un agent géologique de première puissance, a inventé l’ère anthropocène.»
Fabrice Nicolino (Charlie Hebdo. N° 1178 14/01/2015).
Sur le plan strictement environnemental, il existe une tragédie du bien commun. Si la démocratie des hommes est difficile, celle de la Terre l’est encore d’avantage. Le 8 janvier 2015, un rassemblement spontané de personnes, face à un événement incroyable au XXIe siècle, s’est produit. Cette journée a été déclarée par le Président de la République, « Journée de deuil » pour les douze personnes massacrées lors d’un attentat terroriste sans précédent au journal Charlie Hebdo. Certains ont observé une minute de silence, alors que d’autres n’ont pas jugé bon de respecter la consigne nationale. Dans un tout autre registre, cela se déroule à la fin du mois d’octobre 2014 au barrage de Sivens dans le Tarn, un jeune homme de 21 ans, étudiant en botanique, est tué par les forces de l’ordre lors d’un rassemblement de défense de l’environnement.
Il n’est absolument pas question ici de comparer deux événements tout à fait différents. Dans le premier cas, il s’agit de l’assassinat perpétré par des fanatiques religieux, dans le second, il s’agit d’une blessure mortelle d’un manifestant. Pourtant, dans ces deux cas, on retrouve de la violence. Il semblerait qu’une faille sépare deux populations, ou constitue deux blocs, entre lesquels aucune discussion n’est possible. Ce phénomène propre à un système se disant démocratique pose problème. Sans parler de la manière dont un régime politique entend défendre ses ressortissants, il s’agit ici d’envisager plus particulièrement le second cas et de ce que recouvre l’aménagement du territoire. N’y aurait-il pas des personnes qui appréhenderaient la question environnementale d’une certaine manière, alors que d’autres vivent leur territoire d’une manière bien différente sans se préoccuper ni des paysages, ni de la biodiversité ni d’autres aspects écologiques ?
Partant de cette interrogation, l’intérêt général, que l’on nous rabâche à longueur de temps, pourrait s’orienter vers la protection de la nature indépendamment des intérêts particularistes et contradictoires des hommes. Si l’Homme est un animal politique, il est aussi et avant tout un animal terrestre et territorial. C’est un être biologique, c’est un être psychique et c’est aussi un être culturel. Pourtant de ces trois pans, il existe une relation étroite qui lie l’homme et son environnement. Cette liaison intrinsèque devrait dès lors conduire les humains à la constitution d’une passion commune et de ce qui est couramment appelé le « bien commun ». Pour sa part, la nature n’a certainement pas besoin de l’homme, de ses discours, de ses prophéties ou de ses innovations. En revanche, l’homme semble dans l’obligation de ne pas trop tirer sur la ficelle. Si la nature n’a donc besoin ni de protection ni d’être protégée, l’homme doit, par contre, tenir compte de certains aléas, s’en prévenir, tout en tenant compte de celle-ci qui non seulement est en lui mais aussi l’entoure et l’environne. Cette intime liaison a longtemps perduré, car il existait à la fois une inquiétude mais aussi un respect des premiers envers la seconde. La terre ou l’eau possédaient des valeurs immanentes : « L’eau de pluie, comme celle du fleuve, fait partie, avec le lait et le sperme, des fluides primordiaux générateurs de vie. L’eau de pluie est censée fertiliser la terre et la faire gonfler comme le ventre d’une femme enceinte ». Ce lien existe encore dans quelques endroits de la planète, mais pour combien de temps encore ? Les populations sont actuellement bien plus préoccupées par la crainte de perdre leur travail, leur parcelle de terre ou leur logement.
Sans avoir une vision simpliste ou niaise, il est possible d’affirmer qu’à partir du moment où l’on envisage d’aménager l’environnement, cela ne peut entraîner que des effets inattendus. Et d’ajouter, qu’il ne suffit pas de brandir haut et fort le mantra de l’intérêt général pour que l’on soit pour autant rassuré. En France, la participation des associations aux discussions sur des questions liées à l’aménagement du territoire ou sur des projets ayant une incidence écologique reste trop souvent accessoire. Et la défense de la nature ou des espèces, y compris de l’espèce humaine, ne se retrouve que dans des actions devant des tribunaux.
Prenons l’exemple du futur projet de LGV entre Poitiers et Limoges, jugé inutile par un grand nombre de personnes notamment par l’association France-Nature-Environnement qui dénonce depuis des années « les impacts désastreux qu’aurait cette LGV sur la biodiversité, les zones humides et les cours d’eau, sur l’économie agricole, sur le cadre de vie ». Ses membres s’indignent surtout aujourd’hui de l’effet « le plus grave, irréversible, de cette DUP (déclaration d’utilité publique), sur la citoyenneté ». Ils estiment que celle-ci « discrédite les procédures démocratiques de participation du public et de prise de décision (…) après des années de comédie de “concertation” ». Pourtant, tous mandats confondus : parlementaires, élus du conseil régional, général, de l’agglomération, sénateurs sont satisfaits lorsqu’ils finissent par obtenir l’indispensable DUP, concernant ce projet, avant que les règles de procédures administratives ne la rendent caduque. « Vendredi, c’était très compliqué d’appeler l’Elysée et Matignon, et nous étions presque gênés de le faire [alors qu’avait lieu la traque des frères Kouachi], mais nous le devions, à deux jours de la date butoir, a admis le député, Alain Rodet, longtemps maire de Limoges. « Quand j’ai appelé l’Elysée, un conseiller du président m’a affirmé que la question serait réglée dans le quart d’heure ! ».
Mais allons plus loin. Le dimanche 4 janvier 2015, André Vallini, Secrétaire d’État à la réforme territoriale, lors d’un entretien au Dauphiné libéré expliquait que « pour que la France reste la France, nous devons continuer à construire des aéroports, des barrages, des autoroutes, des lignes TGV, des équipements de tourisme ». Il est important de souligner ici que, les ingénieurs des mines, des Ponts et Chaussées, du Génie rural ou des eaux et forêts sont intéressés au volume des travaux placés sous leurs contrôles. Aussi, là encore, l’intérêt général apparaît bien éloigné des préoccupations des politiques, sauf bien sûr à travers leurs discours. Le conseiller général de l’Isère, toujours André Vallini dans le même entretien poursuivait en disant : « Rendez-vous compte : c’est en 2007 que j’ai négocié l’implantation du Center Parcs en Isère, et sept ans plus tard, il n’est pas encore ouvert ! » Pour couronner le tout, il affirmait : « En France, des règlementations sont trop lourdes et des procédures trop longues permettent d’entraver des projets portés par des élus du suffrage universel ». Il est donc bien évident, pour l’élu local auréolé de son pouvoir et de son sacre, qu’après les élections le vulgum pecus n’a rien à dire et que ce dernier peut ou doit rester chez lui. Mais il y a plus grave encore lorsque cet élu admet implicitement qu’il serait en définitive préférable de supprimer un ensemble de textes juridiques qui entraveraient son autorité suprême.
Dans cette ambiance terrifiante qui fait fi des revendications des personnes sensibilisées aux effets néfastes sur l’environnement que peuvent avoir ces projets de grande envergure, on continue à nous parler de croissance, de développement, voir même de développement durable ! Que dire des constructions de barrage en amont de fleuves qui obstruent les bras secondaires des rivières, sinon que des crues dévastatrices sont de ce fait programmées au non du sacro-saint aménagement du territoire. Comme s’il n’existait plus aucune mémoire sur les différents problèmes rencontrés de manière récurrente. Les expériences passées seraient enfouies dans le néant. S’il existe une forme d’imposition de la part de quelques-uns, et encore une fois un déficit démocratique net, il faut ajouter un problème encore plus saillant. Ainsi, à la suite d’aménagement lorsque arrive une catastrophe à la fois humaine et environnementale, bien entendu plus personne n’est responsable. Il apparaît en cela un principe généralisé de mise à distance de sa propre implication lorsqu’un sinistre survient. Puisque « ce n’est pas ma faute », celle-ci incombe toujours à l’autre ou aux autres. D’ailleurs, on peut de nos jours très bien faire quelque chose et continuer à le faire sans être tenu pour personnellement responsable. A la suite du procès « Xinthya », alors que la collectivité avait autorisé la construction de maisons derrière une digue, dans une zone potentiellement dangereuse, le maire de la commune concernée a dénoncé un « scandale d’État », face à la décision du juge qui a eu le courage de l’incriminer. Même l’AMRF (association des maires ruraux de France) s’est émue de la décision « extrêmement sévère » du tribunal et encore plus hallucinant, certains élus se sont dits « écœurés » et « outrés » par cette condamnation.
En conséquence, dans un monde où tout est rationalisé, calculé, évalué, expertisé, voué aux changements incessants et aux logiques de concurrence, les juges peuvent condamner certains élus, mais il n’en reste pas moins que les catastrophes sur le plan humain coûtent la vie à bon nombre de personnes. De plus, les sommes dépensées pour réparer les sinistres qu’elles entraînent sont colossales. Alors que les hommes politiques, sous couvert d’intérêt général ou de légitimité peuvent faire tout et n’importe quoi, les écologistes sont traités de « fieffés cons » à qui l’on propose de manière ironique et dédaigneuse de retourner vivre à la lueur de la bougie ! Aussi, pendant que deux blocs s’affrontent, les catastrophes environnementales, comme dans le mythe de Sisyphe, s’amplifient au fur et mesure que progresse la folie meurtrière des hommes.
LETTRE N° 14 : 10/05/2015
ENVIRONNEMENT ET LITIGES
« Les lois sont en très petit nombre, et suffisent néanmoins aux institutions. Ce que les Utopiens désapprouvent surtout chez les autres peuples, c’est la quantité infinie de volumes, de lois et de commentaires, qui ne suffisent pas à l’ordre public (…) Au reste, tout le monde en Utopie est docteur en droit. »
Thomas More, L’Utopie (1516).
Le recours au juge ne change en rien les dysfonctionnements parfois dramatiques dont souffre l’environnement. La prolifération des textes, les injonctions récurrentes venant d’instances multiples fait que personne n’y comprend plus rien. Les litiges en matière administrative, tous confondu en France, étaient d’environ 20 000 au début des années 1970, de 160 000 en 2004, de 170 000 en 2007 et cet accroissement est, de nos jours, encore plus important. Dans le cadre purement environnemental, la dynamique est la même. Cette forte augmentation des litiges et des procédures est liée à un ensemble de risques qui se multiplient, qu’ils soient naturels ou d’origine humaine. Cette judiciarisation constante est aussi due à une législation de plus en plus complexe. Par exemple, afin de prévenir le risque d’« inondation », différents moyens sont mis à la disposition des collectivités. Parmi ceux-ci, il y a le PPR (Plan de Prévention des Risques), le PAPI (Programme d’Action de Prévention des Inondations), le PGRI (Plan de Gestion des Risques d’Inondations), le GEMAPI (Gestion des Milieux Aquatiques et Prévention des inondations), la Directive inondation. Or ces outils se transforment rapidement en injonctions lorsqu’un préfet demande aux collectivités plusieurs choses : « Réglementer l’urbanisation et la construction en zone inondable, s’assurer d’une bonne gestion des digues, rétablir le fonctionnement naturel des rivières pour réduire l’effet de crues, mieux organiser la gestion de la crise, d’informer le citoyen sur les risques encourus, d’organiser les acteurs et les compétences, développer la connaissance sur les risques d’inondations ». S’il y a une pression exercée sur les élus locaux due à une administration parfois hermétique, est-elle la seule explication de l’inflation des affaires soumises au juge ? Les collectivités et leurs représentants seraient-ils, face à leurs administrations respectives, de simples marionnettes dont on tirerait les ficelles ? On peut en douter.
L’aménagement du territoire, dans des communes reculées, est loin d’être cohérent. On souhaite par exemple construire des zones d’activités économiques, en pensant que cela suffira à faire venir les entreprises. Prenons le cas de cette commune qui a mis en place, il y a plus de dix ans sa ZAE à grand renfort de publicité et d’inauguration. Aujourd’hui, sur cet emplacement, un seul bâtiment s’est construit, au milieu d’une vingtaine de lots délimités par des trottoirs enfouis sous les herbes et un éclairage public devenu inutile. Quelle énergie dépensée, sans parler des finances publiques engagées, pour un tel résultat ! À l’inverse, certaines zones frontalières qui, il y a quelques années étaient totalement isolées, se voient aujourd’hui sous la pression urbaine. Un exemple frappant est celui de la commune de Mouthe, à proximité de la Suisse, « chef-lieu de canton, aux portes du Parc Naturel du Jura entouré de magnifiques forêts », envahie par des lotissements. Les édiles locaux débordés, voire démunis, s’en défendent et préfèrent avancer que ce sont les travailleurs frontaliers qui en seraient responsables. Ces derniers construisent, en effet, de vastes demeures avec un surendettement qui ne les effraie aucunement. Cette frénésie sera valable combien de temps avant que le mouvement pendulaire entre les deux pays ne se tarisse ? On pourrait alors très facilement imaginer que ces zones pavillonnaires tombent en ruines, et se trouvent in fine sous le joug de procès retentissants ?
Prenons maintenant l’exemple du litige qui oppose le Département du Gard et l’association Pont du Gard et patrimoine, membre du collectif « Liberté - Gratuité - Pont du Gard » qui a déposé un recours au tribunal administratif contre la tarification du site, en faisant valoir que celui-ci est traversé par une route départementale, axe sur lequel la circulation est, par définition, libre et gratuite. « Les cas d’imposition d’un péage sur une route sont fixés par la loi. Or aucune loi n’autorise la perception d’un péage sur le pont du Gard. Dès lors, exiger un péage pour emprunter la RD 981 est tout à fait illégal, comme il est illégal de poser des barrières à chaque extrémité de la route. À l’évidence, de telles décisions sont contraires au code de la route et au code de la voirie routière. » Afin de justifier la perception de ce droit de passage, le Département a tout simplement proposé le déclassement de la RD 981, la sortant du domaine public. Voici un autre exemple, plus symptomatique encore lorsque le recours au juge n’évite en rien les dégâts provoqués. Selon le communiqué de presse du Collectif Loire Amont Vivante, en mars 2015 : « La construction du barrage des Plats, sur la Semène, dans la Loire, est maintenant terminée. La préparation du bétonnage a été faite en grand secret, entre une poignée d’élus et la DDT de la Loire. Et aujourd’hui, des milliers de tonnes de béton du réservoir barrent la plus belle rivière du département de la Loire, sur la commune de St Genest Malifaux en plein Parc Naturel Régional du Pilat ». En fait, au terme d’une enquête publique, la préfète de la Loire a validé le chantier. Mais à la suite d’une annulation de son arrêté d’autorisation par le tribunal administratif, elle récidive. Un recours sur le fond est en attente d’un nouveau jugement. L’Europe s’intéresse au bricolage local, comme dans le cas de Sivens, puisque les Etats doivent se conformer au droit. Le Parlement Européen et sa Commission des pétitions ont informé les ONG que la reconstruction du barrage des Plats allait à l’encontre de la directive cadre sur l’eau 20000/60/CE. La politique nationale de l’Eau avait pour mandat de conserver la biodiversité aquatique, ce que les élus ne pouvaient ignorer. Et en attendant, le barrage est vide !
Combien d’exemples comme ceux-ci pourraient venir agrémenter cette démonstration. Et combien d’autres faits n’ont pas eu pour effet la saisine des tribunaux mais qui n’entachent pas moins certaines procédures douteuses. Voici un cas typique que nous rapporte une association, concernant une enquête publique sur la modification du document d’urbanisme de la commune. Les emplacements réservés sont au nombre des zones spéciales susceptibles d’être délimitées par les PLU en application de l’article L. 123-1-8°. Réservés aux voies et ouvrages publics, aux installations d’intérêt général, aux espaces verts, ces emplacements traduisent un engagement des collectivités publiques. Dans cet exemple, la modification du POS prévoyait la suppression d’un emplacement, prévu initialement pour aménager une place de village. Lors de cette consultation, plusieurs habitants avaient soulevé le même problème : la délibération manquait au dossier. Le maire avait-il sciemment subtilisé le document ? Dans le même sens, le commissaire enquêteur avançait que tous les emplacements réservés de la commune étaient caducs, passé un certain délai, et que les avis des administrations consultées étaient favorables à cette suppression. La connivence entre le maire de la commune et le commissaire enquêteur n’était-elle pas flagrante ? Car s’ils disaient juste, une révision simplifiée aurait suffi. Or, la suppression de cet emplacement réservé s’était faite en recourant à l’enquête publique au mépris de l’avis de l’assemblée municipale. Le commissaire enquêteur, dans son rapport final, évince la question soulevée. N’y avait-il pas là plutôt une intention frauduleuse de la part du premier magistrat de la commune ?
Il faut cependant rappeler que devant la multitude d’outils dont disposent les élus locaux afin de mener à bien une politique environnementale cohérente, n’importe qui pourrait s’y perdre. Les municipalités croulent sous le nombre de textes législatifs, de contraintes et de cadres fixés par l’Etat ou leurs administrations respectives. Il leur est demandé de mener une politique préventive face à différents risques, sans qu’il leur soit donné en contrepartie des moyens, à la fois techniques et financiers suffisants. Par exemple, les réseaux d'eau potable qui appartiennent aux collectivités doivent êtres entretenus mais sans des aides publiques conséquentes, c’est impossible. Or, d’une part, l’État a ponctionné récemment 200 millions d’euros qui allaient jusque-là aux agences de l’eau, d’autre part le gouvernement demande aux collectivités de faire des économies sur leurs budgets. Malgré toutes ces consignes administratives et des élus submergés pour prendre la juste mesure des dispositifs, différents usages se formalisent. Ainsi, on constate que face à cette inertie le recours au juge pour démêler les différends semble être la seule alternative. Les juges traitent des affaires qui auraient pu être évitées mais qui en attendant encombrent les tribunaux. Les élus se réfugient alors dans une sorte de somnolence, car ils ne cherchent même plus à comprendre. En cas de problème, sur des questions aussi sensibles que celles liées à l’environnement, c’est le tribunal qui démêlera des questions et tranchera.
De même que, « le maître d’école est l’interprète des grandes idées morales de son temps et de son pays », le représentant du peuple pourrait être l’interprète de la démocratie. Comment éviter ces recours onéreux qui se déroulent sur des périodes trop longues ? Ne serait-t-il pas plus judicieux de proposer aux habitants de participer à la prise de décision ? Les litiges en matière d’environnement progressent du fait des risques et de la complexité de la législation. Mais aussi, ne pas faire appel à la population, voire ignorer l’avis du public, est devenue malheureusement une attitude classique qui n’arrange rien au problème. Sous pressions à la fois d’instances supérieures mais aussi des échéances électorales qui se succèdent, les représentants locaux s’engagent sur des pistes qui engendrent inexorablement des drames paysagers mais aussi humains.
LETTRE N° 15 : 01/09/2015
AMÉNAGEMENT DE L'ESPACE ET DÉPOSSESSION
« L’homme est le seul être naturel qui, dans une large mesure, soit aussi hors de l’ordre naturel. Il est le seul qui doive travailler pour survivre : contre l’hostilité du dehors, il doit interposer sa propre activité, ses techniques. La proposition aussitôt se renverse : parce que l’homme est entré en possession des techniques, il peut affronter les milieux les plus incléments, habiter le dehors. Ainsi, d’avoir eu à soutenir la condition de l’expulsé, l’homme a-t-il conquis les pouvoirs qui font de lui l’envahisseur par excellence »
Jean Starobinski, Le remède dans le mal, 1989.
Les hommes ont su pendant longtemps vivre avec une nature toujours changeante. Et il faut bien souligner que sans actions humaines, ce sont des paysages qui s’imposent aux espèces vivantes. Les crues et les décrues d’un fleuve altèrent ici le quotidien des communautés mais celles-ci s’y préparent et adaptent leurs comportements devant ces événements cycliques. Des populations s’installent au bord des fleuves, d’autres habitent dans les montagnes. Ailleurs, des hommes sont cueilleurs et chasseurs. Aux abords de rivières, ils vivent de la pêche. Il n’y a rien d’anormal à ce que les gens de la mer ne soient pas comme ceux de la brousse qui eux mêmes se distinguent des peuples des collines ou des gens du fleuve. Mais que s’est-il passé au cours des siècles ? Certes, les populations généralement nomades ont fini par se sédentariser, mais surtout plus récemment les territoires se sont transformés sous les coups de boutoir de « plans d’aménagements ». Aussi, les hommes ont été amenés à transformer la géographie naturelle des lieux.
Que constatons-nous aujourd’hui ?
Des populations installées aux quatre coins du globe vivent encore en groupes coopératifs. Il existe toujours ici ou là un mode de vie adapté à un territoire. Des peuples sont imprégnés d’une identité forte. Il y a une grande solidarité des membres entre eux. La division du travail y est traditionnelle, la chasse pour les hommes et la cueillette pour les femmes. La situation de précarité est mise à distance, au profit d’une forte conscience collective. Le « nous » y est prégnant, il est le moyen de survie par excellence. Le sentiment communautaire est central. Mais surtout, cette identité se construit sur une assise territoriale, y compris pour ceux qui s’éloignent, pour de multiples raisons, de cette « Terre Matrie ». Il subsiste dans ces sociétés un sentiment d’appartenance fort à leur terre d’origine. Cette terre d’où l’on vient. Cette terre où l’on retournera. Mais qu’advient-il de ces populations lorsque des plans d’aménagement sont mis en place ? Qu’en est-il lorsque ce ne sont plus des paysages qui s’imposent aux hommes mais des « actions géographiques » qui transforment à la fois les populations, leurs modes de vie, leurs coutumes ? Qu’advient-il de ces sociétés traditionnelles quand différents types d’aménagements se superposent et tracent de manière indélébile un nouvel espace de vie ?
Quelles peuvent être les conséquences de l’aménagement des territoires ?
Les aménageurs façonnent l’espace à grands coups de chantiers publics et des exigences urbanistiques. Prenons le cas de Moorea en Polynésie française. Cette île est actuellement sous pression urbaine et administrative. Un plan de gestion de l’espace marin (PGEM) avait pour objectif de réguler les usages du lagon. Ce plan avait initialement pour but la sauvegarde de la faune et la flore, et ainsi éviter tout abus de surexploitation. Or, cet espace est devenu un espace essentiellement ludique. Les représentations récréatrives du lagon s’imposent au détriment des conceptions vivrières et engendrent progressivement une dépossession des lieux pour les populations locales. De plus, la privatisation de cet espace marin s’accélère et entraîne une impossibilité pour les non-propriétaires, souvent les plus démunis, d’accéder aux ressources lagunaires. Cet exemple amène à réfléchir aux effets délétères des aménagements qui déstructurent non seulement les paysages, mais surtout les communautés locales. Parfois, le sentiment identitaire se renforce et les revendications territoriales deviennent plus fréquentes, comme lors de construction de barrages en Amérique Latine, en Inde, en Espagne ou ailleurs. Parce que pour les peuples autochtones, ce sont les hommes qui appartiennent au territoire et non l’inverse.
Cela peut entraîner aussi une dégradation des liens communautaires et même la dissolution des groupes domestiques. L’exemple des Iks (Est africain en bordure du Soudan et du Kenya - Ouganda) est très frappant et symptomatique de cet état de fait. Aux environs des années 1960-1970, ce peuple, dont la solidarité était vantée par de nombreux ethnologues, est obligé de quitter son territoire et son espace de vie. La raison est la constitution d’un parc national. Ils passent dès lors d’un statut de chasseurs à celui d’agriculteurs sédentaires en peu de temps. L’énorme problème, qui aurait dû être évité, est qu’ils ne supportèrent ni cette nouvelle situation, ni celle d’être déplacés et de changer de territoire, ni ce nouveau mode de vie. Les conséquences ont été tragiques pour ces populations, où chacun est devenu étranger à l’autre, avec assez rapidement une déstructuration identitaire totale. Chaque membre est devenu préoccupé par sa seule survie. Les enfants ont été chassés pour ne pas avoir à être nourris. Les fils ont expulsé les vieux. Il y avait ici un sentiment fortement révélateur de mélancolie et de rancœur. On peut dire que lorsque les hommes sont transportés dans des milieux hostiles, les conduites peuvent se transmuter en survie personnelle. En conséquence, lorsqu’une communauté perd son territoire, elle devient une entité difforme et perd en même temps ses racines. Privée de son espace, elle perd ses repères. Privée de ses ancêtres et de ses morts, elle perd son histoire. On repère évidemment l’amertume ou l’angoisse des individus lorsqu’ils perdent ces fondements de manière rapide. Les conséquences sont dès lors redoutables.
Quels sont les effets pervers des plans d’aménagement ?
Les aménageurs s’obstinent à vouloir toujours tout détruire. Comment arrêter cette frénésie du toujours plus de routes, de lotissements, de barrages, d’éoliennes, de panneaux solaires, de plans de sauvegarde ? Lorsque les services de l’Etat ouvrent le barrage des Plats qui commence à se fissurer, la Semène retrouve enfin son cours laissant passer librement les truites « Farios », les écrevisses à pattes blanches, les tanches et les loutres, voir même une colonie de moules perlières. Pourquoi le barrage, devenu parfaitement inutile, il doit être rafistolé aux dires des élus locaux ? Pourquoi les élus du Pont du Gard n’en démordent-ils toujours pas concernant la demande des associations locales à accéder gratuitement au site classé ? Chaque commune, chaque département, chaque région ne souhaiterait qu’une seule chose, celle de s’enorgueillir de projets pharaoniques et profiter de la manne qui en découlera. Telle autre collectivité encaisse l’argent d’un patrimoine exceptionnel sur son territoire et garde la main mise sur le paysage. Aussi, actuellement, la rupture avec l’environnement est consommée puisque les territoires appartiennent désormais aux hommes et non plus l’inverse.
Une dernière interrogation se pose ici. Si les territoires appartiennent aux hommes publics, que reste-t-il aux hommes démunis ? Si les territoires n’appartiennent plus aux hommes qui y vivent de manière permanente que feront ces derniers demain ? Les aménageurs, les promoteurs de tous bords, mais aussi les Etats se sont approprié l’espace. Qu’adviendra-t-il alors des peuples traditionnels, autochtones ou ruraux ? Ces populations qui parlent de leur espace de vie en employant ces termes : « notre terre », « nos fleuves », « nos rivières », se sentant dépossédés. Ces nouvelles communautés renvoient alors vers l’étranger tous les maux et toutes les fautes. Gare à ceux qui traversent le territoire des « gens d’ici », elles lui signifieront qu’ils ne sont pas les bienvenus et qu’ils ne sont pas chez eux.
Mais inversement, dans ce nouveau contexte, nous pouvons également nous interroger sur les limites de la sauvegarde de pratiques dites « traditionnelles ». Car face aux pénuries de ressources naturelles peut-on encore encourager la chasse, la pêche ou la cueillette dans des espaces sauvegardés qui à terme seront très appauvris ? Quand, par exemple, il se met en place des « plans de gestion des poissons migrateurs », ou que « les lits de graviers (bancs de galets) sont considérés comme un habitat classé », il y a de quoi être très inquiet sur l’avenir de l’espèce. L’amour de la nature, comme le suggérait Marcel Gauchet, peut se transformer en haine des hommes.
LETTRE N° 16 : 07/12/2015
AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE ET TRANSPORTS
« Les usagers briseront les chaines du transport surpuissant lorsqu’ils se remettront à aimer comme un territoire leur îlot de circulation, et à redouter de s’en éloigner trop souvent. »
Ivan Illich, Énergie et équité, 1985.
L'aménagement du territoire recouvre ce que réalisent et projettent les pouvoirs publics dans leurs différentes aires d’intervention. L’objectif est de mettre en cohérence les diverses activités humaines, les infrastructures, tout en tenant compte des contraintes et des potentiels naturels, sociaux et économiques. Lors des trois lettres précédentes, nous avons mis en évidence quelques dysfonctionnements et les conséquences redoutables, comme des litiges ou les expropriations qui auraient pu être évités. L’interrogation était alors de savoir où se situait l’intérêt général. Qu’en est-il maintenant de la thématique des transports ?
Les modes et les moyens de transports contemporains sont assez dévastateurs pour au moins quatre raisons. D’une part, les routes, les autoroutes ou les aéroports, ainsi que les aménagements qui leurs sont liés, détruisent des sites et des terres agricoles. D’autre part, les modes de déplacement entraînent des pollutions. Déjà en 2000, les émissions de gaz à effet de serre provenaient pour 38 % des transports. Dans le domaine ferroviaire, la SNCF reste un utilisateur important de produits phytosanitaires, même si les responsables travaillent depuis quelques années à « une utilisation raisonnée des traitements », et « rapportée à la surface traitée, la consommation de pesticides aurait beaucoup baissé ». Mais encore, la démultiplication des mobilités engendre des risques d’accidents. Selon l’Observatoire national interministériel de sécurité routière, 3 384 personnes sont mortes en 2014 sur les routes de France métropolitaine, le nombre de blessés, de blessés hospitalisés et le nombre d’accidents corporels, ont tous augmenté par rapport à 2013. Sur la planète, depuis l’apparition de l’automobile, ce bilan supplante le nombre de victimes des deux guerres mondiales réunies, et lors de la seule année 2000, ces accidents ont fait 1,2 million de morts et 20 millions de blessés. Enfin, l’utilisation excessive de certains moyens de transports provoque des problèmes de santé. La corrélation est nette entre l’utilisation de la voiture et le surpoids. En France, la moyenne des déplacements journaliers à pied serait d’environ 500 mètres. L’obésité a pris une telle ampleur, avec les problèmes collatéraux comme la dépression, la discrimination, le diabète, les maladies cardio-vasculaires et tant d’autres, qu’elle devient une préoccupation majeure. En conséquence, ces modes et moyens de transports actuels altèrent des paysages, polluent, provoquent les accidents et les problèmes de santé.
Malgré cette triste énumération, les déplacements pour le travail, pour les loisirs, pour les courses sont en augmentation constante. Les mouvements pendulaires entre la ville et des périphéries de plus en plus éloignées vont croissant. Cela provoque à l’évidence des embouteillages, des pollutions, des fatigues, des mécontentements. Le cercle vicieux transports / nuisances ne fait que continuer. Dans ce cadre, on pense que les politiques d’aménagement du territoire ne font que suivre le mouvement dans un souci de favoriser le bien-être et le confort des populations qui aspireraient elles-mêmes à se mouvoir sans cesse. Or, cela est en grande partie inexact, puisque ce sont bien ces politiques qui au contraire ne font qu’impulser et favoriser les déplacements en tout sens. Ce sont ces politiques qui définissent les priorités.
En effet, ce n’est certainement pas l’individu lambda qui programme les aménagements à réaliser, d’où naîtront des plans définissant l’étalement et les emprises au sol ou des cartographies imposant les infrastructures routières, autoroutières, ferroviaires ou aériennes futures. Ce n’est pas cet individu qui vote le Plan d’occupation des sols ni le Plan local d’urbanisme, et le transfert parfois douteux de certaines zones agricoles en zones constructibles, et l’agrandissement d’espace à bâtir, donc de nouvelles routes, sous couvert de besoin en habitations. Ce n’est pas lui qui favorise le marché de la construction, l’intervention des entreprises de travaux publics, lors d’appels d’offres dont la transparence fait parfois défaut. Ce n’est pas non plus cet individu lambda qui donne l’autorisation de délimiter des zones commerciales ou artisanales dans les périphéries, qui non seulement tuent les petits commerces des centres villes, mais obligent les consommateurs à se déplacer inlassablement. Ce n’est donc pas cette personne qui définit les politiques publiques d’aménagement du territoire. Que le Vulgum pecus vote et qu’il n’intervienne plus, ou qu’il soutienne ceux pour qui il a donné sa voix !
Les aménageurs du territoire sont paradoxalement peu nombreux, qui sous couvert de développement et de croissance, détruisent et polluent des espaces entiers, contraignent le reste de la population à être dépendant des agencements, et créent des tensions qui pourraient être empêchées. Pour ce dernier point et éviter de ne parler que de la France, prenons l’exemple du tracé ferroviaire dans le Kent en Grande-Bretagne. Les habitants du village de Istead Rise avaient résisté à la métropolisation de Londres pendant plusieurs années, afin de préserver leur cadre de vie. En juillet 1988, les options du tracé TGV ont été publiées en vue de passer sur ce territoire. La mobilisation importante est restée sans effets. Un des membres du collectif estimera avoir été trahi par le président de l’association, qui n’était autre que le député de la circonscription, et par les autres autorités considérées comme étant à la botte des décideurs de Londres.
En fait, de ces projets mégalomaniaques, quel décideur n’est pas fier de ses aménagements, qu’il pourra inaugurer en déposant une plaque commémorative en son nom ? Quel décideur n’est pas fier que de nouveaux lotissements soient construits, que de nouvelles voies soient ouvertes ou créées ? Quel décideur ne se vante de voir sa commune relever le défi du développement, en revendiquant sa bretelle d’autoroute ? Mais de tout cela, une question se pose : pourquoi les aménageurs souhaitent-ils que leur collectivité locale croisse obligatoirement ? La réponse est assez claire. Ils s’inscrivent essentiellement dans des logiques de pouvoir et d’affichages de chiffres record. Cette expansion permet surtout d’avoir plus de dotations, d’obtenir automatiquement une manne financière plus importante pour la collectivité locale mais leur permet avant tout d’avoir des moyens de gagner les élections suivantes. On le voit bien, les maires et les autres représentants ont l’œil plus souvent fixé sur le taux de population que sur le bien-être des habitants. De toute manière, s’il y a des problèmes, ils n’en seront en rien responsables, et ils continueront à envisager inexorablement d’autres aménagements pour le bonheur supposé des citoyens, sous prétexte des dysfonctionnements qui ne font qu’aggraver les situations.
En définitive, tous ces aménageurs du territoire, sont les représentants des collectivités territoriales et de l’État qui décident d’« investir pour vous », comme on peut le constater tous les jours sur les panneaux d’affichages le long des routes. Mais de quels investissements s’agit-il ? De projet d’aérotrain avorté. D’aéroports vides comme à Nîmes. De gare TGV comme à Perpignan avec ses commerces fermés ; dont les aménageurs et les promoteurs avaient prévu des immeubles grand standing à proximité. D’autoroutes ou personne ne circule, comme pour l’A65 qui a vu le jour en 2010 malgré les polémiques, puisque quelle que soit la couleur politique « cette autoroute était indispensable ». Pau n’étant plus qu'à deux heures de Bordeaux, les retombées économiques devaient être de 120 millions d'euros par an. Sauf qu’en 2013, le concessionnaire était au bord de la faillite.
En conséquence, les aménageurs des territoires qui se disent à la base cohérents, ne s’engagent que dans une suite de procédures et de projets parfois aberrants. Dans le cadre du transport, cela ne fait même que décupler les risques tant sociaux qu’environnementaux. Toutefois, ce ne sont jamais eux qui sont responsables et qui en cas de problèmes seront incriminés.
LETTRE N° 17 : 04/03/2016
LE GLOBAL ET L'ENVIRONNEMENT
« Nous vivons des temps étranges, un peu comme si nous étions en suspens entre deux histoires, qui toutes deux parlent d’un monde devenu global. L’une nous est familière. Elle est rythmée par les nouvelles du front de la grande compétition mondiale et a la croissance pour flèche du temps. Elle a la clarté de l’évidence quant à ce qu’elle exige et promeut, mais elle est marquée par une remarquable confusion quant à ses conséquences. L’autre, en revanche, pourrait être dite distincte quant à ce qui est en train d’arriver, mais elle est obscure quant à ce qu’elle exige, quant à la réponse à donner à ce qui est en train d’arriver. »
Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes, 2013.
Globalement, globalité, global, ces termes sont omniprésents dans le monde contemporain. Signifiée, utilisée, que l’on y voie de l’espoir ou de la crainte, la globalisation attire, captive et envahit. Il faut sans cesse faire allégeance à cette créature, ou ce « monstre global » qui a une apparence bienfaitrice. Les actions des individus sont ritualisées dans des temples qui lui sont spécialement dédiés. Aussi, tout est centré sur la normalisation des échanges, la traçabilité des produits, la plus grande mobilité dans le travail ou la libre circulation des hommes. Tout un ensemble de bonnes résolutions sont envisagées dans le meilleur des mondes. Mais à travers la rhétorique du global n’y aurait-il pas une forme de revanche des hommes contre leur Dieu ? Celui-là même qui les empêcha de construire leur tour de Babel ? En définitive, que se cache-t-il derrière ce phénomène ? Quelle peut-être l’autre face de ce monde qui prétend à la globalité ? Quels sont les différents éléments du global, et quels sont ses effets sur l’environnement ?
La mondialisation (ou globalisation en Anglais) désigne un processus d’intégration des marchés et de rapprochement des hommes qui résulte de la libéralisation des échanges. Il en ressort une plus grande concurrence sur les marchés et une interdépendance croissante des économies. Cette libre circulation favoriserait la suppression des frontières, l’abolition des restrictions tarifaires et non tarifaires. La marchandisation du monde insiste sur l’ouverture d’un marché global où plus rien ne viendrait s’interposer entre l’offre et la demande. Pour maintenir cette conviction, les mobilités sont réelles avec une augmentation du fret et du nombre de voyageurs aérien, maritime ou terrestre. Avec la fin des frontières, il n’y aurait plus aucune contrainte. Tout cela engendrerait l’image d’un monde fluide composé de zones de libre échange et d’unions d’États. Ainsi, par exemple, les réseaux sociaux sont perçus comme modèle idéal de cette liberté d’agir et de penser. La globalité recouvre aussi l’idée d’unicité de la planète. Un ensemble d’instances élaborent des principes communs. Des organismes, comme l’ONU, tentent de promouvoir un idéal d’universalité, avec ses valeurs et ses normes. Les systèmes de communications permettent à tout un chacun d’être informé en temps réel. La Terre est devenue une boule cosmique unitaire, un vaisseau spatial, « un environnement global ». Pour alimenter cette croyance d’unicité, avec une grande régularité, les sommets mondiaux, les réunions et les colloques se multiplient.
Le global devient ainsi le modèle unique, et démocratique, engendrant la fin de la malnutrition, et des famines, grâce au marché agricole mondial et salvateur. Il y a aussi dans cette idée, un phénomène de mode, de standardisation, qu’elle soit alimentaire, vestimentaire, linguistique, culturelle, etc. Enfin, ce global renvoie à l’urbanisation des comportements autour de l’idée qu’il existe un homme type, identique sous n’importe quelle latitude. En termes de ritualité, dans ce monde urbanisé, les manifestations culturelles deviennent des indicateurs pour son attrait. Chaque ville tente de développer des événements, ou des esthétiques s’ancrant dans une culture planétarisée. L’urbanité mondiale est en marche face à l’archaïsme des campagnes et de la ruralité. Les spécificités territoriales et environnementales disparaîtraient comme les particularités culturelles et identitaires d’un autre temps. Les métropoles tendent à dissoudre les petits ensembles en imposant une nouvelle rationalisation de l’espace. L’imitation est générale avec une uniformisation des pratiques et des modes de vie. De grands chantiers fleurissent un peu partout afin de maintenir le mirage de l’emploi, du bien-être et de la consommation.
Mais à côté de cela, des dégradations environnementales succèdent à toute cette terminologie globalisante. Ainsi, par effet boomerang, de nombreuses espèces tant animales que végétales sont menacées et de nombreuses ressources vitales s’épuisent. Avec le protocole de Kyoto, dont la portée se veut globale, il est même possible de négocier des émissions de gaz, ou des droits à polluer, qui ne favorisent en réalité que les nations riches. Ainsi, des écarts se creusent entre pays riches et pauvres. Certains États sont tributaires de toute cette idéologie et de l’économie qui en émane. Les pays exportateurs qui ne dépendent que d’un produit voient leurs finances osciller au rythme de la fixation du prix des matières premières ou des denrées alimentaires. Le nickel, par exemple, tient toute l’économie de Nouvelle-Calédonie alors que son prix fait l’objet de négociations entre les États étrangers, comme le Canada ou la Chine, et de grands groupes industriels. Ils détiennent la majorité des capitaux des entreprises locales et avec elle toute l’économie du territoire. Parallèlement, cette appropriation décuple les systèmes de fermeture qui n’augurent rien de bon pour l’environnement. Des zones de libre échange multiplient les restrictions en adoptant des tarifs douaniers exorbitants et se transforment en forteresses. Cette globalisation a des effets dramatiques pour les hommes eux-mêmes. Certains sont contraints de quitter leurs espaces de vie et se concentrent à la périphérie de riches mégalopoles. Les nations ferment leurs frontières. Des populations n’ont plus accès aux ressources vitales et à certains biens pourtant classés « Patrimoine mondial de l’humanité ». Ainsi, des non zones où d’immenses terrains vagues apparaissent un peu partout. Des hommes y sont entassés et dans l’attente d’une vie meilleure. Sans travail, sans logements, sans racines ou éloignés de leurs communautés, ils n’ont aucun moyen, voire aucune chance, d’intégrer des sociétés enflées par cet esprit globalisé. Les pays Occidentaux, défenseurs des Droits de l’homme, se trouvent confrontés aux crises migratoires. La libre circulation dans l’espace Schengen, par exemple, est remise en cause. Du fait de la rareté de certaines ressources, la quête de moyens de survie est de plus en plus concurrentielle. Les espèces végétales ou animales sont alors surexploitées et vulnérables. Les milieux naturels se réduisent comme peau de chagrin. Les animaux font l’objet de trafics et d’exploitations barbares.
En se définissant comme un univers idyllique, mais secoué en tout sens, ce monde n’en devient-il pas surtout saturé et trouble ? Cette imposition globale à donc des effets inattendus. On ferme les yeux tant sur le malheur des hommes que sur les catastrophes écologiques. La COP21 promettait des lendemains qui chantent. L’inflation des textes législatifs, concernant toutes sortes de luttes contre le gaspillage alimentaire, la pollution de l’air, l’étalement urbain, l’extermination des animaux sauvages, la destruction des zones humides, semble ne pas avoir de prise. Les règles sur les zones maritimes, le recyclage des matières plastiques, les quotas de pêches, ont beau être élaborées, celles-ci n’empêchent en rien l’augmentation du nombre de catastrophes, avec des mers qui contiendront, dans un avenir proche, plus de plastique que de poissons. L’idée de global hante les esprits. Mais avec cette focalisation sur l’activité des humains, la nature est l’oubliée de la globalisation. Le global, et tout ce que son image constitue, pose question car il crée des dérèglements tant environnementaux que sociaux. En réalité, les sociétés se crispent, les tensions s’exacerbent, les guerres se multiplient. Le plus alarmant, c’est que ce global soit entretenu par un petit nombre d’individus qui paradoxalement ne partagent rien. L’eau, la terre, l’air, le gaz, le charbon ou le pétrole appartiennent à des groupes puissants qui monopolisent tant les ressources que leur gestion. Des multinationales en régentent l’extraction, la production et la distribution, tout en diffusant un ensemble de représentations de solidarité, de partage, voire d’amour de la nature.
Certes, les rêves sont indispensables à la santé mentale des individus, ils le sont à toutes sociétés. L’homme, qui est un être rationnel, par ces dynamiques fantasmatiques, construit des mythes, et des interprétations du monde qui l’entoure. L’existence des mythes est attestée dans toutes les sociétés, des plus archaïques aux plus modernes. Mais le mythe du global n’impliquerait-il pas une pratique plus économique qu’écologique ? N’est-il pas devenu aujourd’hui ce mécanisme d’adhésion et d’identification pour le meilleur mais aussi pour le pire ? Le global n’est-il pas surtout désintégration et destruction, alors qu’il se voulait l’opposé ? Cela, de toute manière, n’a rien d’écologiquement harmonieux.
LETTRE N° 18 : 11/06/2016
L'ABONDANCE ET L'ENVIRONNEMENT
« Avec leurs 9 milliards bonifiés par le fisc, les consommateurs sont allés chercher la prospérité dans les deux millions de commerces de détail. Ils ont compris qu’il était en leur pouvoir de faire croître l’économie en remplaçant leur ventilateur par un climatiseur. Ils ont assuré le boom de 1954 en achetant cinq millions de télévisions miniatures, un million et demi de couteaux à découper la viande électriquement. »
Jean Baudrillard, La société de consommation, 1970.
Nos sociétés modernes reconstruisent de manière inlassable des mythes et les maintiennent afin que certains rêves s’accomplissent. Des formes visibles représentantes de ces mythes se perpétuent, et certains rituels leur donnent la possibilité de se renouveler, des idoles sont adulées. Dans un monde d’abondance, ces rituels ou habitudes quotidiennes sont surtout liés à la consommation de biens et à l’exploitation de ressources naturelles. Mais il semble que certains biens sont nécessaires voire vitaux, alors que d’autres sont totalement illusoires. Ne sommes-nous pas comme la grenouille dans l’expérience chère aux biologistes ? Lorsque celle-ci est placée dans une cuve d’eau chaude, elle saute et en sort. Mais quand on la place dans une marmite d’eau froide et qu’on monte progressivement le liquide à ébullition, le batracien se laisse irrémédiablement cuire.
Les biens de consommation sont engloutis, lors de cultes, au sein de temples qui sont voués à certains mythes. Grâce à ces rituels se développent de l’insouciance, du plaisir, mais surtout un sentiment de plénitude. Il existe une implication affective et des états émotionnels, parfois même une hystérie collective quand des rites consommatoires se mettent en place. Il semble que cette insouciance consumériste se soit accélérée après la Seconde Guerre mondiale lorsqu’une nouvelle civilisation est apparue avec des modes de consommation et de production qui n’existaient pas auparavant. Entre 1960 et 1975, la France a enregistré, par exemple, un bond des ventes de véhicules, passant de cinq à quinze millions d’immatriculations. La société de consommation de masse était en marche et rien ne pouvait l’arrêter. Le plus surprenant est que le contexte critique des années 1970 n’a pas modifié cette frénésie de consommation. Tous les spécialistes pensaient qu’avec la crise sévère de 1973, il y aurait une diminution des dépenses. Or, l’augmentation de la consommation s’est poursuivie, ce qui a permis aux ménages de s’équiper en machines à laver, réfrigérateurs, couteaux électriques, téléviseurs. Ainsi, un citoyen d’un pays industrialisé consomme en six mois l’énergie d’un habitant des pays pauvres sur sa vie entière. La « chasse au gaspi », qui était un slogan du milieu des années 1970, s’est totalement évanouie, et n’est plus une préoccupation actuelle. La consommation croît, la production globale augmente et la distribution des biens progresse. Pour en arriver à cette consommation outrancière, il faut produire en grande quantité, souvent de qualité médiocre, voire très mauvaise, et transporter des marchandises sur des distances toujours plus importantes. La croissance du niveau de vie a engendré une diminution de la consommation alimentaire, et tous les autres secteurs ont bénéficié de cette chute, confirmant la loi de Engel. Entre 1959 et 1983, l’alimentation a en effet perdu quatorze points.
Prenons, dans l’immédiat, deux exemples, parmi tant d’autres, mettant en scène cette frénésie. L’année 2003, en France, a été celle de la « canicule ». À cette période, nous entamions une étude sur la gestion de l’eau. Une des villes étudiées avoisinait les 8 000 habitants pendant l’année. C’est une cité très touristique, puisqu’elle accueille près de 100 000 touristes par an. Ici, il existe plusieurs fontaines publiques qui étaient alimentées à cette époque et, bizarrement, avec de l’eau potable. Ainsi, en plein été 2003, au moment où les températures étaient très élevées, et alors que les réserves d’eau s’amenuisaient, ces fontaines s’écoulaient inexorablement. Il a fallu attendre le mois de septembre pour que celles-ci soient enfin arrêtées. On voit par là que la commune favorisait et stimulait une mise en scène de l’abondance, sous couvert d’attentes touristiques. Voici un second exemple où toute la dramaturgie moderne semble ici concentrée. Lors d’une réunion avec des collégiens, nous leur avions demandé quel métier ils envisageaient de faire à l’avenir. En dehors des comptables, infirmières, maçons, un garçon affirma qu’il souhaitait devenir mécanicien. Pour relancer le débat, nous lui avions répondu que cette activité risquait d’ici quelques années de ne plus exister. Celui-ci, assez surpris, nous a demandé pourquoi. Nous lui avons répondu que d’ici quelques décennies, il n’y aura peut-être plus de voitures. Cette phrase entraîna une perplexité générale dans le public. Comment pouvait-on avancer une chose pareille ? Et d’ajouter qu’il n’y aura bientôt plus de pétrole. Avec quelques explications, nous avons ensuite précisé comment cette substance s’était constituée et était restée stockée dans des cavités pendant de longues périodes. Et de préciser que lorsqu’on extrait celle-ci, il arrive un moment où la cavité est vide. D’expliquer encore que lorsque toutes les cavités seront vides, cette ressource aura disparu. C’est alors que le jeune garçon nous interpella et s’exclama : « Mais alors, pourquoi on n’en remet pas ? »
On voit par là, dans cette croyance, que l’esprit des Lumières et avec lui, l’esprit scientifique, a pu forger des êtres démiurgiques emplis de légèreté, d’insouciance et de bonheur facile et accessible. Dans le seul domaine de la télématique, autre exemple, les appels sont gratuits et il est possible via les réseaux sociaux d’avoir une infinité d’amis, de visualiser une pléthore de vidéos. En définitive, nous avons là toute la mise en scène d’un monde vide de sens et qui cherche, à l’aide d’une croyance, à remplir le vide existentiel qu’il a créé. Nos sociétés toxicomaniaques ou avides de « toujours plus » ne se soucient de rien. Il y a du pétrole en abondance, de l’électricité nuit et jour, des voitures partout, de l’eau dans nos fontaines publiques hiver comme été, de l’air conditionné et encore d’autres ressources pour satisfaire pleinement nos besoins. Il reste pourtant dans les mémoires collectives toutes ces scènes qui montrent la dénutrition et le désespoir. Une crainte collective, enfouie ou mise à distance par la société de consommation et de surexploitation, jaillit régulièrement, avec, sous l’effet d’une prophétie créatrice, des conséquences redoutables. Au-delà du problème qu’il existe de grands mouvements de population pendant les congés, et que des réseaux routiers soient asphyxiés au cours de ces périodes ; au-delà du problème des soldes, qui entraînent des individus à se précipiter aux devantures de magasins et se bousculent pour y entrer dès l’ouverture dans une panique générale ; ces difficultés récurrentes sont amplifiées lorsqu’une information est diffusée sur une hypothétique pénurie. Les entrepôts d’alimentation sont alors pris d’assaut dans les villes, les pompes à essence se vident. En quelques jours, il devient difficile de trouver du sucre, des pâtes, de l’huile. Il ne faut surtout manquer de rien.
Derrière ce miroir de l’abondance et cette crainte du lendemain, des effets dramatiques peuvent surgir. Des machines débitent des arbres en moins de deux minutes laissant derrière elles un véritable chaos. Des grandes surfaces fleurissent un peu partout sur des terres auparavant agricoles. Des projets pharaoniques, comme celui de la gare de Perpignan qui attend encore le passage du train à grande vitesse, sont réalisés. On retrouve inlassablement et partout les mêmes problèmes avec une appropriation de l’environnement par l’urbanisation galopante, l’agriculture intensive ou l’industrialisation grandissante. Malgré cela, l’état d’esprit ne change pas ! La croissance possède une dimension salvatrice. Dans cette apothéose, le grand aveuglement est de faire comme tout le monde : attirer une population de plus en plus nombreuse afin de revitaliser son territoire sans se soucier des problèmes de déplacements vers les centres bourgs éloignés, avoir une maison encore plus grande pour dépenser encore plus d’énergie pour se chauffer. Que faire d’autre, si ce n’est de consommer et de se bercer d’une douce illusion du bien être et du caractère infaillible de ce qui se renouvelle sans cesse. Si l’on vient à manquer d’eau, la pluie tombera toujours, si l’on vient à manquer de bois, les forêts repousseront très vite, si l’on vient à manquer de routes, il suffira d’en construire d’autres.
En conséquence, il est impératif d’occuper le temps, l’espace, de garnir son corps ou ses pensées. Les rituels de consommation sont les meilleurs moments, des instants d’extases. Les modes de vie et d’existence actuels sont pénétrés par des mythes alors que tous les voyants environnementaux sont au rouge. Ces mythes renouent avec cette tradition tardive qui condamnait les Danaïdes, arrivées aux Enfers, jugées et jetées dans le Tartare, à remplir éternellement des jarres percées. Mais il y en a un ici qui est surtout destructeur : c’est celui de l’intarissable ou de l’inépuisable. Pauvre batracien que nous sommes !
LETTRE N° 19 : 13 septembre 2016
LE MYTHE DE L'OCCIDENT ET L'ENVIRONNEMENT
« On ne sait jamais, devant l’anthropologie des Modernes, s’il faut pleurer d’admiration devant leurs découvertes ou de pitié devant l’héritage qu’ils ont dilapidé. »
Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, 2012.
Dans les deux lettres précédentes, nous avons abordé tout d’abord le mythe du global, puis celui de l’inépuisable (Voir l’onglet Archive des Lettres). Dans les deux cas, leurs impacts sur l’environnement et sur les humains n’étaient pas très favorables. Encastrés dans nos modes de pensées, il semble difficile de les dépasser, et de changer de chemin. Quand on part de l’idée que tout mythe est une forme de croyance, mais aussi d’identification au monde qu’il structure, on peut se demander, dans notre panthéon mythique, si l’Occident est un mythe. Si l’on répond à cette question par l’affirmative, quelles en sont les conséquences ?
On peut admettre que quelques sociétés ou nations (au-delà de leurs discordes) se sont, tout d’abord, référées à un espace territorial, puis à une histoire qui se voulait commune, et ont construit une culture qui s’affirmait comme spécifique. Elles ont imaginé que les fondements de cette culture étaient universels, mais aussi universalisables. Les occidentaux se sont dès lors sentis supérieurs à leurs devanciers et investis d’une mission civilisatrice. Les valeurs culturelles centrales ont été notamment la sécularisation, la démocratie, la loi humaine et non divine, l’exaltation de l’individu non plus sujet mais citoyen… Cela se traduisait par la création d’une nouvelle conception de la vie en société, appuyés par des formes juridiques, politiques, économiques, considérées comme originales. De plus, si la rationalité technologique est d’origine humaine, la poussée technologique d’origine occidentale a enthousiasmé parce qu’elle manifestait le pouvoir de l’homme sur les forces et les éléments de la nature.
Cette fierté culturelle et technique s’est assez vite transfigurée en désir d’imposition sur une échelle régionale, mais aussi mondiale. Une origine du terme territoire viendrait d’un recueil de jurisprudence civile élaboré en 533 par Justinien, constituant l’un des fondements du droit moderne, et aurait un lien direct avec le Jus terrendi : le droit de terrifier. La force pure est en effet une manière de posséder un territoire, en exerçant une violence physique sur les occupants présents afin de s’accaparer leurs ressources. L’histoire est féconde de ce type de procédure qui est corrélative de ce que Teilhard de Chardin nommait l’inondation humaine. Toutefois, depuis près de cinq siècles, cette prétention hégémonique est devenue planétaire. Le partage du Monde, en 1494, instauré par le traité de Tordesillas légitima l’accaparement de terres par certains occidentaux. D’autres, au XVIIIe et XIXe siècles, ont pensé qu’ils devaient apporter la culture et la technologie à des populations considérées comme arriérées et incapables de se gouverner seules. Pour d’autres encore, dans le courant du XXe siècle, il était de leur devoir de favoriser l’indépendance des nations colonisées, tout en étendant leur zone d’influence. Pour concrétiser le tout, une conception particulière de l’économie s’est organisée. Si à partir des années 1960 les théories économiques s’inspirèrent de la pensée de Rostow, à des degrés divers nous en sommes toujours là. La croissance économique devient le nec plus ultra, avec ce passage de la société traditionnelle aux conditions préalables du démarrage, puis le démarrage et le progrès vers la maturité, pour arriver à l’ère de la consommation de masse. La Banque mondiale s’est inscrite dans cette perspective, ainsi que le PNUD. Tous les yeux se sont rivés dès lors sur les seuls indicateurs de croissance.
Tout cela a alimenté et alimente encore ce récit mythique de la création d’un monde nouveau, et les résultats qui sont mis régulièrement en avant semblent sans équivoque. L’engouement démocratique progresserait partout. Le cyberespace représenterait un monde d’émancipation d’individus expressifs et deviendrait un espace sans frontières, fait de libertés individuelles et de choix, accessible à tous. Les effets bénéfiques des inventions et des innovations, comme l’automobile, le téléphone, auraient libéré les humains du temps et de l’espace. La fin de la malnutrition serait liée à l’augmentation de la productivité agricole et à un ensemble de procédés techniques venant à bout des parasites naturels. La constitution des réseaux d’eau, la construction des systèmes d’assainissement, l’accès à l’énergie plus facile, auraient permis d’éviter les corvées hebdomadaires et entraîné une meilleure hygiène, avec parallèlement un recul de nombreuses maladies. Les avancées médicales auraient, pour leur part, engendré une progression des âges de vie et un recul de la mortalité infantile. D’ailleurs, n’existerait-il pas une « occidentalisation du monde » ? Quel endroit de la planète n’aspire-t-il pas à intégrer par imitation ce récit mythique dans ses propres modes de pensées et d’agir ? N’y a-t-il pas une incorporation totale ou relative de ce mythe pour des sociétés qui, il y a encore peu de temps, en étaient totalement éloignées ?
Pourtant, l’Occident (et pas seulement lui) est aux prises avec ce récit, car il est plié historiquement entre sa grandeur et sa décadence, positionné entre les Lumières et le « soleil couchant », agencé entre homogénéité et dispersion, perçu comme pacifiste et humaniste mais aussi dominant et hégémonique. Il s’est constitué en mythe, mais en mythe fragile, dont la résonnance se répercute un peu partout sur Gaïa, et il devient de plus en plus difficile à Atlas de soutenir le poids de la Terre et ses contradictions.
Il est fragile, car il a mis sur un piédestal une certaine idée de l’humain (occidental) et il a oublié tout le reste. En offrant à la nature une conception particulière, à la fois machine, simple objet de ressource ou de décharge, il s’est coupé d’elle mais aussi de sa propre nature. Il s’est imaginé avec ses créations comme un être hors sol, indépendant de tout, confiné dans sa bulle de cristal. Or, cela engendre petit à petit des revers qui font vaciller le mythe. L’occidentalisation du monde, détruit l’espace avec son urbanisation croissante, et concentre ses pauvres dans des bidonvilles dont l’environnement quotidien est déplorable. Et pour ceux qui aspirent à un nouveau monde, en migrant, se retrouvent parqués dans des cloaques tant sociaux qu’environnementaux. Sous couvert d’individualisation, cette occidentalisation a réussi à désorganiser un grand nombre de formes sociales. Les programmes agricoles via des systèmes intensifs dégradent les terres, dévastent des forêts, tuent la faune et la flore. L’exploitation des ressources minières terrestres ou marines ne se réalise qu’au bénéfice de quelques multinationales plus soucieuses des fluctuations boursières que des effets sur l’environnement. En cela, la raison économique phagocyte la planète (et aspire à dévorer les autres). L’occidentalisation du monde avec sa raison pratique, constitue pourtant des aires protégées, des parcs naturels mais paradoxalement, sous couvert de protection de l’environnement, expulse des peuples autochtones, et cela au profit de quelques amateurs de safaris et de promenades. Enfin, l’occidentalisation du monde ne fait qu’uniformiser les langues et les cultures, l’alimentation, les moyens de locomotion, les modes de vie et de consommation.
On en arrive là à une ambivalence édifiante, avec d’un côté le récit mythique d’un nouveau monde qu’il faut sans arrêt promouvoir et stimuler, et de l’autre une réalité quotidienne souvent tragique que subissent tous les habitants de la Terre qu’ils soient humains ou non-humains. Non seulement, l’effet boomerang rend dès lors la situation fortement incertaine, puisque de toute manière les effets délétères se retournent à un moment donné contre ses expéditeurs, mais toutes les formes de dépressions s’accentuent, qu’elles soient climatiques, sociales, ou individuelles. Il est difficile de se réveiller d’un rêve qui proposait tant de bien-être, et de se retrouver ahuri par tant de dégâts environnementaux et sociaux, abasourdi par la montée incessante des violences qui gangrènent tout, ainsi que des guerres et des tensions de toutes sortes. C’est alors que l’on s’étonne que pour maintenir quelques bribes de ce récit ou au contraire pour lui résister certains se cloîtrent, se contractent et se renferment dans des sociétés de haine, dans des sociétés qui ont peur du manque, avec toutes les dérives ethnicistes que l’on peut constater de toutes parts. Mais dans tous les cas, l’environnement est le grand laissé pour compte.
En conséquence, on peut dire que le mythe de l’Occident n’existe pas en soi. C’est une construction qui s’est développée dans le temps et l’espace, mais c’est aussi une construction qui semble aujourd’hui vulnérable. Il souhaitait par nombre d’aspects donner de l’espérance, il n’en demeure pas moins qu’il a tout balayé sur son passage, et aujourd’hui de manière un peu pathétique porte à son cou comme un nouveau fétiche l’oxymore du développement durable. Si l’humanité est par son essence dans l’obligation de constituer des croyances et des mythes, ne faut-il pas aujourd’hui en créer de nouveaux pour recouvrer, si cela est encore possible, un peu d’harmonie ?
LETTRE N° 20 : 16 décembre 2016
ÉVOLUTION ET ENVIRONNEMENT
« Chaque siècle, chaque génération doit avoir la même liberté d’agir, dans tous les cas, que les siècles et les générations qui l’ont précédé. La vanité et la présomption de vouloir gouverner au-delà de la tombe est la plus ridicule et la plus insolente de toutes les tyrannies. L’homme n’a sur l’homme aucun droit de propriété, et aucune génération n’est propriétaire des générations suivantes. »
Thomas Paine, Les droits de l’homme, 1791-1792.
Ce que l’on appelle communément l’évolution, et plus particulièrement dans la pensée de Charles Darwin, pose la question des origines puis celle des systèmes liés aux transformations des espèces par le biais d’adaptations diverses. Il est donc indéniable que les principales caractéristiques du vivant évoluent. Or, ce mot « évolution » aussi évolue, tout comme le monde qui se réinvente constamment empruntant les choses du passé, du présent ou du futur sur des « espaces-temps » de plus en plus complexes. Prenons l’exemple de la ville de Paris qui se réinvente avec, dans le domaine architectural, le projet de « La forêt de mille arbres », posée sur une vaste dalle de béton construite sur le Périphérique, le tout enveloppé d’une nature luxuriante. Certes, ceci est avant tout technique, mais est-ce que cela relève d’une évolution ? Pourtant ce terme est omniprésent, et aujourd’hui quel journaliste, politique, économiste, ou homme de la rue ne parle pas d’évolution ? Les derniers téléphones portables, les dernières machines à café, les dernières lois sont toujours considérés comme une « évolution » par rapport à ce qui se faisait auparavant.
Mais une question se pose. Durant des dizaines de milliers d’années, les caractéristiques des mondes aussi divers soient-ils, auraient-elles changé au prétexte d’avoir évolué ? Ou pour le dire autrement, est-ce parce que ces mondes évoluent qu’ils changent ? Au contraire ne se répètent-ils pas et alors ce mot, si utilisé depuis deux siècles, ne fonctionnerait-il pas comme une sorte de chimère ? C’est ce que nous montrerons à travers différentes situations prises au hasard dans la réalité quotidienne des hommes qui se disent non seulement évolués, mais aussi pensent qu’ils vivent dans un monde empreint de progrès, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou politiques.
Prenons donc quelques exemples et voyons les choses du bon côté. La production agricole à grande échelle aurait mis un terme à la malnutrition dans le monde puisqu’auparavant les pénuries alimentaires étaient plus fréquentes. Les régimes démocratiques auraient mis fin aux régimes monarchiques, totalitaires, et beaucoup de pays dans le monde nous envieraient. L’école publique, gratuite et laïque, aurait permis à un plus grand nombre d’enfants d’accéder à une culture générale sur un même pied d’égalité, quelles que soient leurs origines et leurs classes sociales. Il y a quelques siècles, le taux d’illettrisme était, en France, plus élevé qu’aujourd’hui. Le temps de travail réduit à 39 heures, puis à 35 heures, aurait permis aux travailleurs, d’accéder à plus de temps libre. L’électricité offrirait désormais plus de confort et de sécurité aux ménages. Laver son linge et sa vaisselle à l’aide d’une machine serait moderne surtout pour les femmes au foyer. La plupart de nos communes rurales sont équipées de réseaux d’eau potable et d’eaux usées donnant accès à chacun à l’eau courante et à l’assainissement de ses rejets d’eaux sales dans un système d’épuration. L’énergie nucléaire serait une énergie propre comparée à celle du charbon que nos aïeux utilisaient. La mortalité infantile, comme celle des femmes en couche, aurait quasiment disparue en Occident. Avant, ce n’était donc pas mieux, mais est-ce que le monde aurait évolué pour autant au plan social, environnemental et politique ?
Dans cette même perspective plutôt optimiste, nous pouvons croire que tout a changé et que encore aujourd’hui, tout peut changer. On peut penser que la suppression des frontières nous permet de circuler librement à travers une partie du monde. On peut admettre que construire en zone rurale est important, pour que des villages éloignés des grands centres urbains attirent de nouvelles populations sur leurs territoires. Si les grandes surfaces spécialisées dans l’alimentaire proposent actuellement des produits très divers, en abondance et à moindre prix, qui pourrait s’en plaindre ? L’émancipation de la femme lui permet de travailler et d’acquérir une plus grande autonomie. L’égalité d’accès à l’emploi est valable pour chacun d’entre nous. Ainsi, nous avons un niveau de vie bien meilleur. Et nos vacances, par exemple, nous y tenons ! Elles sont un prétexte pour festoyer lors de manifestations autour de la châtaigne, à Noël, pour la fête du vin, de la soupe, du jambon et du saucisson… Ainsi, nous nous berçons dans une douceur de vivre. Mais sans être rabat-joie, ne devrions-nous pas nous méfier de ce joyeux présent ?
Tournons-nous vers ces lendemains qui chantent, comme il nous semble, et voyons maintenant le chemin se dessinant dans un « à venir ». Les dinosaures seront bientôt entièrement reconstitués et à nouveaux bien réels. C’est ce que nous promet un spécialiste de la génétique. Lorsque les nappes phréatiques seront complètement épuisées, il nous suffira de dessaler l’eau de mer aux dires de l’ingénieur expert en la matière. La relance de l’exploitation de nos mines n’est plus à craindre car toute notre industrie sera bientôt dotée de nouvelles technologies très développées et non polluantes. Comme pouvait le suggérer une députée européenne écologiste ! Avec nos téléphones portables continuons, sans crainte d’une quelconque pollution, d’être connecté au monde. L’instauration de zones protégées nous promettra la sauvegarde d’espèces menacées, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Les TGV seront encore dépassés grâce à l’Hyperloop qui nous amènera encore plus loin et cela dans un temps de plus en plus réduit (600 kms en seulement 30 mn !). La ville de demain sera totalement autonome avec sa propre consommation d’énergie. Nous vivrons de plus en plus longtemps et en meilleure forme grâce à de nouvelles techniques dans le domaine de la santé. Les guerres cesseront bien un jour, lorsque des pays, tous ensemble, décideront de ne plus vendre leurs armes quand leurs propres réseaux seront devenus sages. Ainsi ira la vie moderne qui ne pourra s’empêcher de bouger sous peine de tomber dans l’ennui de la répétition. Tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes enfin humanisé ou évolué !
Toutefois, si nous regardons tout cela d’un autre œil que constatons nous ? Nous assistons à de fortes crispations communautaires, à des résistances locales et à des revendications identitaires de plus en plus violentes sur bon nombre de territoires. Ces groupes ne restent-ils pas plutôt attachés à leurs traditions, à leurs modes de vie qu’ils souhaitent immuables ? Ceux-là même qui se soumettent au monde moderne, souhaitent-ils vraiment les changements qu’on leur promet ? Ne se rattachent-ils pas plutôt, de manière nostalgique, à un passé pourtant révolu ? Pourquoi chasser du gibier, comme nos ancêtres, alors que celui-ci n’est plus sauvage depuis bien longtemps. Pourquoi participer à des élections municipales lorsque le peuple n’a plus sa place au pouvoir ? Comment comprendre que des pays dans le monde entier, consomment toujours plus de viande alors même que des territoires immenses sont utilisés pour l’élevage, anéantissant ainsi l’espace naturel ! Pourquoi des individus continuent-ils de se déplacer partout et à n’importe quelle période, pendant les vacances ou les fêtes, sans se soucier des problèmes de circulation ou d’embouteillages ?
Et si nous tournons encore notre regard au-delà de ces sociétés dites « évoluées » que pouvons-nous observer ? Que la paupérisation, y compris dans le monde occidental, existe bel et bien. C’est le cas de beaucoup de femmes isolées, avec des enfants à charge et sans ressources. Que la main d’œuvre disponible et corvéable à merci pour les entreprises favorise les souffrances et entraîne des suicides au travail. Que les frontières sont renforcées dans des zones limitrophes de conflits internationaux. L’émancipation de la femme n’est qu’un leurre lorsqu’on sait que celles-ci sont violées et deviennent le butin de miliciens dans des pays ravagés par la sauvagerie de l’espèce humaine. Et le sort des enfants de la guerre ! Ils finissent comme esclaves sexuels entre les mains de maffias bien rodées. Ce ne sont pas là, nous semble-t-il, des phénomènes isolés et marginaux.
Le terme d’évolution est galvaudé car nous assistons, et cela de façon constante, au maintien, dans des processus soit disant d’adaptation, des traditions, des coutumes, des modes de vie, mais aussi des discours idéalistes. Nous assistons à un cortège d’effets néfastes tant sociaux qu’environnementaux. Et il faut bien le dire, les milieux naturels ne suivent plus. L’équilibre est rompu. La destruction de la nature est irréversible et rattrapée par un prédateur unique : l’homme. Et pendant ce temps là, les idées, les politiques, les cultures, l’histoire se répètent inlassablement. Il y a cette idée redondante qui fait croire que tout peut changer et que rien ne sera plus comme avant. C’est ainsi que le terme « évolution » est aujourd’hui saturé et avec lui cet ensemble de mots qui le vénère comme la croissance, le développement, la technique, la création, le progrès, la compétition, la mobilité, l’invention, la concurrence, la durabilité. Tout cela ne se réduit-il pas qu’à un mythe ? L’idée de rupture n’opère-t-elle pas avec la répétition du nouveau ? Les allers et retours de l’évolution sont très marginaux mais si « La baleine ne marchera plus sur la terre ferme », l’homme semble marcher sur la tête…
LETTRE N° 21 : 17 mars 2017
LE GOÛT ET L'ENVIRONNEMENT
« Les hommes de pouvoir craignent souvent le goût, parce que l’expression du goût replace le pouvoir entre les mains de l’individu, l’éloignant des voix de l’autorité, de la corporation, de l’institution, de l’Etat »
Jonathan Nossiter, Le goût et le pouvoir, 2007.
L’Odorat possède une double connotation. Il était pour nombre de poètes un élément central de l’« inspiration ». Il permettait d’avoir cette capacité, mais aussi pour tout un chacun, d’incorporer de l’air en tant que source vitale. Si l’on écoute le rôtisseur pâtissier Ragueneau, dans Cyrano de Bergerac, voici ce qu’il nous disait dans son poème intitulé : « Comment on fait les tartelettes amandines » : « Battez, pour qu’ils soient mousseux, quelques œufs ; incorporez à leur mousse un jus de cédrat choisi ; versez-y un bon lait d’amande douce ; mettez de la pâte à flan dans le flanc de moules à tartelette ; d’un doigt preste, abricotez les côtés ; versez goutte à gouttelette votre mousse en ces puits, puis que ces puits passent au four, et, blondines, sortant en gais troupelets, ce sont les tartelettes amandines ! ». Le nez, recouvre donc l’imagination, la réflexion, et peut dans certains cas favoriser l’évasion et l’élévation. Il permet aussi d’analyser la saveur des aliments et de les identifier car il est intimement lié au goût. Ainsi, après avoir traité des mythes (voir dans nos archives), les quatre Lettres, de 2017, porteront sur les « sens ». Qu’en est-il alors pour commencer, de l’odorat et plus particulièrement de son rapport à l’environnement ?
Certaines odeurs nous rappellent des événements du passé qui sont parfois nostalgiques. Comme ces instants particuliers décrits par Marcel Proust quand, dans son œuvre, il revit le temps de ses vacances à Combray lorsque trempant une madeleine dans son thé un ensemble de souvenirs heureux relatifs à ces lieux ressurgissent. Mais le passé n’est pas toujours le signe de saveurs, de parfums et d’inspiration agréables. Par exemple, les villes d’antan n’étaient pas toujours des havres d’odeurs ou de saveurs engageantes. « La Grande Puanteur » de Londres de 1858 provenait paradoxalement du développement des chasses d’eau qui, par manque d’égouts, avait fait du fleuve Tamise un véritable cloaque à ciel ouvert. Cette fétidité eut un double effet, celui de fermer les fenêtres du Parlement, mais aussi venant de celui-ci, le vote d’un budget spécial, en vue de la transformation des systèmes d’évacuation et d’assainissement des eaux usées. Paris, au XVIIIe siècle, n’était pas mieux loti, et du jardin des Tuileries, lieu d’aisance par excellence, se dégageait des odeurs infectes. Dans les campagnes et les petits bourgs, cela aussi n’était guère mieux, lorsque boucs, vaches, poules, excréments, déchets, compost se mélangeaient dans les ruelles. Le passé est donc aussi fait de puanteurs, de mauvaises odeurs, et n’était pas spécialement savoureux.
Pourtant, pour reprendre l’exemple des agglomérations, le marché y était un lieu central. Il recevait tous les chalands. Il était le lieu d’odeurs de fruits, de légumes, de plantes aromatiques. Les marchés couverts, en tout cas pour ceux qui résistent encore, gardent cet aspect, où l’on peut humer et goûter des mets de producteurs locaux. Mais petit à petit, tout cela semple disparaître au profit des supermarchés aseptisés et décentrés. L’odorat ne serait donc plus bercé par des sensations agréables, mais plutôt par un envahissement d’odeurs âcres, mélangeant pêle-mêle produits de vaisselles, poissons et fromages (quand tout cela n’est pas enfermé dans sa feuille cellophane). Si dans les lieux sacrés de l’ancien temps, l’encens pouvait nous enivrer, dans ces nouveaux temples que sont ces grandes surfaces, chantres de la consommation, tout s’entrechoque, l’odeur des aliments, celle d’eau de javel en passant par celle des foules qui s’y pressent.
Dans les villes balnéaires proches du littoral, le plaisir était de venir respirer les embruns, de sentir la mer, et par analogie de se sentir libre, et inspiré. « Homme libre, tu chériras la mer » écrivait Charles Baudelaire. Aujourd’hui, le bord de mer ne sent plus la mer, mais plutôt la saucisse, la merguez et les frites baignant dans des huiles rances, sans parler de celles du bronzage des corps étalés sur les plages. Les campagnes ou les petits villages sont restées longtemps synonyme de pureté naturelle. Actuellement, les intrants agricoles, comme les particules fines, sont sans odeur, mais porteurs de mort. De plus, dans les bourgs, l’odeur du diesel prime, car « c’est moderne », quand les chasseurs fiers de leurs 4 x 4 (il est intéressant de se rappeler que la vignette automobile a été supprimée en 1995 par Laurent Fabius, et que ce dernier modèle de transport s’est démultiplié à partir de cette date), laissent tourner leurs moteurs, afin que leurs chiens, aboyant dans leurs cages à l’arrière du véhicule, puissent mieux respirer !
Dans les villes encore, si les odeurs ont changé, les effets n’en sont que plus dangereux. L’odeur du crottin a fait place aux particules fines. Environ 80 % des urbains sont exposés à des niveaux de qualité de l'air qui ne respectent pas les limites de l’OMS. La pollution de l’air est due à des concentrations importantes de petites particules (MP10) et de particules fines (MP 2,5). Cette pollution favorise le risque d’accident vasculaire cérébral, de cardiopathie, de cancer du poumon et de maladies respiratoires aiguës. Elle cause plus de trois millions de décès prématurés chaque année dans le monde. Au début de l’année 2017, une partie de l’Hexagone était dans une situation critique, et il s’agissait du plus intense pic de pollution en hiver depuis dix ans « Airparif », l’observatoire de qualité de l’air en Ile-de-France, prévoyait même de nouveaux dépassements du seuil d’alerte des concentrations en particules fines (80 microgrammes par mètre cube d’air).
L’une des ambitions modernes a été de tout vouloir aseptiser, afin de nous protéger de miasmes réels ou imaginés. Mais cela n’a-t-il pas engendré des phénomènes redoutables tant en termes environnementaux qu’en termes sociaux ? Prenons tout d’abord un exemple très simple. Il y a encore quelques années, les cabines téléphoniques constituaient des points de ralliement et les individus attendaient leur tour, impatients. Ils étaient là, avec souvent quelques agacements lorsque la personne précédente tardait à raccrocher le combiné. Puis chacun entrait dans cette cabine, humant l’odeur de l’autre. Que celle-ci y soit agréable ou non, l’autre était encore là, présent, et il n’était plus l’anonyme qui téléphonait mais représentait toute l’humanité. Le téléphone portable a tué cette liaison, mettant non seulement l’odeur de l’autre bien à distance, mais pire, elle a positionné l’autre dans toute son abstraction. Cet exemple, qui peut surprendre ou irriter, montre que le monde contemporain a non seulement tout désinfecté, mais aussi a envisagé de se protéger de l’ « autre ». Il a créé un nouvel environnement dans lequel, on admet régulièrement que son prochain, incontestablement : « on ne peut plus le sentir » !
S’agissant du goût à proprement parler, celui-ci est intimement lié à l’odorat, mais pas seulement. Il a aussi, comme précédemment, une dimension esthétique, portée par la création vers ce qui semble a priori beau. Dans cette recherche de la nourriture de l’esprit, Théodore Zeldin écrivait que « chacun mitonne ses plats avec les ingrédients de son choix tout en recherchant inlassablement des parfums nouveaux ». Le goût aurait-il suivi le même chemin que l’odorat, allant ainsi de sa transformation progressive à sa probable disparition ? Que nous reste-t-il des odeurs sensuelles et du bon goût ? Reprenons l’exemple des villages ruraux qui tentent tant bien que mal de survivre. Quel bourg n’a pas supprimé, par exemple, son restaurant traditionnel local, et sa cuisine simple mais bonne, pour mettre à la place une pizzeria, une crêperie ou un kébab. Ne parlons pas du goût des aliments empaquetés dans leur film plastique, ni du goût insipide de nos fruits et légumes bien de chez nous. C’est aussi la fin des terroirs avec la « parkérisation » que l’on retrouve dans les vins. Ces vins qui n’ont plus qu’un type de bouquet, ou qui parfois se veulent exotiques et font fureur avec la saveur banane, qualifié de « bonbon anglais ». Or, comme le précisait Gilbert Garrier, cela n’est que le résultat des « émanations d’acétate d’isoamyle, résidu indésirable d’une fermentation malolactique mal achevée ». En conséquence, si comme l’écrivait Plutarque : « Nous ne nous asseyons pas à table pour manger, mais pour manger ensemble », aujourd’hui, nous ne mangeons plus ensemble et, de toute manière, il n’y a plus de table. Tout cela nous entraîne vers le mauvais goût, fait avec mauvais goût, voire une perte de goût purement et simplement. Les odeurs et les goûts sont dorénavant sans identification et sans esthétique. Il n’y a tout compte fait plus d’odorat véritable chez l’homme. Ou tout le moins, celui-ci est devenu bien fade dans ce nouvel environnement.
A travers cette uniformisation et cette standardisation à la fois de l’odorat et du goût, notre rapport au monde, et par là même à l’environnement, est réellement affecté. Ces sens pouvaient nous lier à notre environnement, ils nous permettaient de recevoir ce qui provenait de l’extérieur, puis de le transformer en images, représentations et inspirations. Or, cet environnement, ici sensible à l’odeur et au goût, a donc bel et bien disparu car nous n’avons plus de nez et donc peut-être moins d’inspiration.
LETTRE N° 22 : 21 juin 2017
LA VUE ET L'ENVIRONNEMENT
« Notre époque sollicite en permanence le plein, la saturation, l’excès d’images, de bruits, de discours, recouvrant, entre autres à la télévision, tout ce qui, déjà trié sur le volet, nous est donné à voir, commenté par une voix off envahissante. Les moyens pour maquiller la réalité sont d’une telle brutalité que l’on peut difficilement prévoir les temps futurs. »
François Laplantine, De tout petits liens, 2003.
La nature environnante n’est pas un rêve, mais peut-elle s’inventer ? Si la connaissance passe par la perception, alors nous n’avons encore rien vu. Le regard, par exemple, peut varier en fonction de multiples facteurs comme notre situation dans l’espace, et il sera sensible à certaines choses mais pas à d’autres. Ce que nous voyons, tout naturellement, nous y croyons. Pour appuyer la véracité d’une information, il est même facile de dire : « Je l’ai vu à la télé » ! Dans notre société, envahie par la télématique, il semble aisé de faire passer une information qu’elle soit véridique ou montée de toutes pièces. Nos représentations sont liées à notre culture ou à nos pratiques. La lettre précédente (cf archive Lettre n° 21) portait sur l’odorat, le goût, et leurs rapports à l’environnement. Si l’on s’attache maintenant à un autre sens, et plus particulièrement à la vue, qu’en est-il de cette relation ? Le monde actuel peut-il encore faire passer la lumière ? Et si celle-ci passe par différentes perceptions quelles sont-elles ?
L’œil, qui fonctionne comme une machine relativement complexe, est le premier récepteur de la vision. Celui-ci peut souffrir de quelques dysfonctionnements lorsqu’il est mal positionné, malade ou si l’objet à observer est invisible. De plus, il n’est pas possible de voir au-delà d’une certaine distance. Afin d’affiner la vue, le recours à des outils sophistiqués est parfois nécessaire. Les loupes, les lunettes, les lentilles de contact servent quotidiennement pour rendre plus net ce qui est flou. Pour leur part, des technologies modernes comme les télescopes envisagent de scruter des mondes inconnus. Ils élargissent le champ des perceptions et des connaissances. D’autres techniques, comme les microscopes, favorisent au contraire l’observation d’éléments extrêmement petits. Tous ces procédés nous permettent de distinguer des objets qui étaient jusqu’alors invisibles ou difficiles à voir. René Descartes n’aurait pas démenti cela quand il écrivait : « Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels celui de la vue étant le plus universel et le plus noble. Il n’y a point de doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance ne soient des plus utiles qui puissent être ».
La rétine analyse de son côté, l’image de ce qui lui est donné à percevoir. Elle permet une première codification. Puis, par l’intermédiaire du nerf optique et des voies optiques intracrâniennes, la traduction d’un message visuel est adressée au cerveau. Or, en fonction des cultures ou des degrés de connaissance, le sens attribué à cette information peut varier. En effet, à partir de ces filtres, on peut entrevoir dans un objet, autre chose que ce seul objet. C’est alors que toute la portée symbolique et imaginative intervient dans ce processus. Enfin, il ne faut pas oublier que les yeux sont aussi les portes de l’esprit et lorsque la vie s’en va, tout s’éteint.
A partir de ces éléments, il est possible de s’interroger pour tenter de comprendre comment la nature peut être perçue. L’œil du professionnel, de l’artiste, du mystique ou du scientifique voit-il de la même manière ? Que perçoit le touriste qui se promène souvent avec des œillères ? Quant à l’œil du politique, on peut se demander s’il est « clairvoyant » ou s’il ne voit qu’en fonction de ses intérêts. Mais au-delà de ces différenciations perceptives, l’élément temporel et historique entre en jeu. Philippe Descola rappelait que dans certaines sociétés traditionnelles « les arbres peuvent avoir une âme en propre ou constituer le double végétal d’un humain, ce qui motive l’interdit de couper les jeunes sujets. » Au Moyen Âge, autre exemple, la vue s’attachait beaucoup plus à la sensibilité des couleurs qu’aux formes. Pour leur part, les courants romantiques du XIXe Siècle, opposés au classicisme, revisitèrent la beauté des paysages. Paul Gauguin, lors de ses voyages, souhaita se dépouiller de son esthétique européenne. La Polynésie lui permit de remonter aux sources, au plus près de la vérité de l’homme naturel. Vincent Van Gogh se prit de passion pour les jardins, avant de se lancer, avec une inspiration fertile, dans toute la diversité des paysages. Enfin, des peintres comme Pablo Picasso, Georges Braque surent sublimer l’environnement de Céret dans les Pyrénées Orientales. Plus près de nous, Salvador Dali donna à la gare de Perpignan une signification particulière lorsqu’en 1963 il déclara avoir eu une « espèce d’extase », qui fit de ce lieu « le centre cosmique de l’univers ».
Aujourd’hui, notre monde ne serait-il pas devenu opaque, ou plutôt construit pour guider la vue ? En contrepoint des catastrophes, les discours sur la nature n’ont-ils pas pour effet d’apaiser les imaginaires ? Des slogans comme « paysages protégés » ou « sites historiques » font penser à des tranquillisants. Ils seraient conçus pour gommer un certain nombre de zones d’ombres. En conséquence, l’invitation est de porter le regard sur certains espaces, pour éviter de remarquer ce qu’il ne faut pas voir. La vigilance décroît (attention la vue c’est la vie !) face à un panneau indiquant « Causses et Cévennes patrimoine mondial de l’Unesco », alors qu’il faudrait au contraire ici affûter son regard pour y déceler l’envers du décor. Que sont au juste ces lieux qui sont définis comme hautement touristiques ? Une traversée sur le canal du Midi, ou une balade sur le Nil, n’est-elle pas là pour forger une forme particulière de sensibilité ? Que penser des publicités portant sur les lagons aux eaux couleurs cyan ?
Afin de fixer le regard, certaines forêts, prairies ou rues sont nettoyées, les villes propres s’affichent parées de leurs plus beaux quartiers. De même que les labels, comme celui de « site remarquable », tombent à dessein pour redorer le blason des responsables locaux. Par exemple, dans le Val de Loire, 250 km2 de zones sont inscrites sur la liste de ces sites. Le problème est que pour obtenir l’agrément, les élus locaux ont découpé le paysage afin d’éviter que n’apparaisse une centrale nucléaire qui aurait fait tache. En définitive, tous ces espaces sont-ils si harmonieux qu’on nous le laisse croire ? Tout cela n’est-il pas, en somme, que tape-à-l’œil ? Comme ces haies d’arbres aux abords de nos routes départementales, avec derrière elles, des coupes à blanc qui détruisent d’immenses espaces autrefois boisés. Ne sommes-nous pas priés de « circuler » quand il n’y aurait rien à voir ? A Doha, Abu Dhabi, Dubaï, Macao, Las Vegas, la main-d’œuvre de travailleurs immigrés chargés de l’entretien de la ville est confinée pour ne pas dire dissimulée des regards. A Valparaiso, un projet commercial et portuaire permet aux voyageurs de passer directement du bateau au funiculaire sans voir une partie de la ville où vivent, dans des bidonvilles, les déshérités. Mais cela n’est guère mieux dans des villes ou des villages ordinaires lorsque les rues sont rénovées, avec parfois une restauration équilibrée et sans faste, alors que dans d’autres endroits l’esthétique y est douteuse. L’impression du passant est que la vie renaît en ces lieux, tandis que les rues adjacentes restent à l’abandon. Sur le canal du Midi, les bateaux qui y circulent ne disposent pas de cuves d’aisances et rejettent l’ensemble des déjections à l’eau, que personne ne remarque. Sur le Nil, les autorités omettent de dire que la pollution par le drainage et l’eau des égouts figure en tête de liste des polluants du fleuve. Lequel reçoit chaque année 1,8 milliard de mètres cube d’eaux usées non traitées ou seulement partiellement traitées ; 549 millions de mètres cube de déchets industriels liquides, produits chimiques et métaux lourds ; 12,2 milliards de mètres cube de drainage agricole, que personne ne voit. La Nouvelle Calédonie possède un des plus beaux lagons du monde, admiré par les voyageurs en quête de photos souvenirs. Cependant, « le caillou » abrite aussi de gigantesques exploitations de nickel qui ravagent les paysages à l’intérieur des terres, éloignées des regards. A Bora-Bora : « les visiteurs peuvent y faire des safaris en 4X4, prendre des bains de soleil et nager au bord de plages de sable blanc, plonger au milieu des poissons et des coraux dans un parc naturel sous-marin, se faire peur en nourrissant des requins. » Or, autour de ces paysages de rêve toute vie sociale a disparu et on omet de décrire des problèmes d’eau et de pollution ou de la misère de certaines populations qui parfois n’ont plus accès aux ressources halieutiques et vivrières.
Ainsi, on ne voit que ce que l’on veut bien voir et on ne voit aussi que ce que l’on nous laisse à voir. Aaron Parsons, radioastronome, qui affirmait que « L’on essaie de trouver où la lumière s’est allumée », a décidé parmi tant d’autres chercheurs de ne pas faire l’autruche mais de s’engager avec la « Marche pour la science » en avril 2017, dont un des buts était de lutter contre l’obscurantisme de certains hommes politiques peu éclairés. On peut en effet légitimement s’interroger sur les raisons qui poussent à orienter les regards vers certains points, tout en cachant par ailleurs des zones désertes, abandonnées de toute vie. En rendant trop visible certains endroits, dans le même temps, d’autres en deviennent invisibles. Si nous ne sommes pas encore complètement aveugles, peut-être ne sommes-nous pas encore tout à fait sourds. Car avant d’être observée, la nature devrait s’écouter.
LETTRE N° 23 : 10 septembre 2017
L'OUÏE ET L'ENVIRONNEMENT
« Vous devez comprendre que la tonalité n’est rien de plus que la manière dont nous avons été formés à entendre (…) Nous avons été conditionnés à la tonalité, la nouvelle musique peut nous en déconditionner. Un jour lorsqu’une musique plus large, plus pure, aura ouvert nos oreilles, nous entendrons différemment. Comprenez-vous le sens de mes paroles ? Nous entendrons différemment (…) Je vous guiderai hors de vos préjugés tonaux, vers un monde entièrement nouveau. »
Franck Conroy, Corps et âme, 1993.
L’environnement, c’est ce qui n’est pas « moi », affirmait Albert Einstein. Pour entrer en contact avec ce qui l’entoure, l’enveloppe ou l’encercle, le « moi » a besoin de ses sens. Or, ce lien avec l’environnement peut-être perturbé, par exemple, s’il y a trop de bruits. Du point de vue du droit de l’environnement, le bruit est assimilé à une pollution sonore dont le niveau global, physique, est mesuré en décibels. La fréquence du son est quant à elle mesurée en hertz. Si celle-ci est élevée, cela signifie que les vibrations sont rapides et le son plus aigu. Cette liaison est de la même façon endommagée dans le cas où il n’y aurait, au contraire, aucun son. C’est ce qu’a montré l’expérience du laboratoire Orfield à Minneapolis qui abrite une chambre sourde. Les deux lettres précédentes (cf archives Lettre n° 21 et 22) portaient sur l’odorat et le goût, ainsi que sur la vue, plus particulièrement leurs divers rapports à l’environnement. Si l’on s’attache maintenant à l’ouïe, qu’en est-il de cette relation ?
L’ouïe est le sens par lequel sont perçus les sons et passe par ce qui est communément appelé l’oreille. Cette dernière a deux fonctions majeures qu’exercent deux parties anatomiques. La première, le labyrinthe antérieur ou cochléaire, sert à l’audition. La seconde, le labyrinthe postérieur, intervient dans l’équilibration. Cet organisme est toujours en éveil, même pendant le sommeil. Il constitue un signal d’alarme contre des dangers provenant de l’extérieur, mais aussi permet d’accomplir des activités sociales et favorise le développement intellectuel.
La perception du bruit reste, toutefois, très subjective. Elle dépend de la personne, du lieu ou du moment. Elle dépend aussi de la répétition ou de la continuité du bruit. Dans un souci de normalisation, les bruits ont été classés en plusieurs catégories. Les installations classées, les transports routiers ou aériens se distinguent des bruits de voisinage (ou de comportement) comme les pétards ou les chiens qui aboient. Les villes d’autrefois étaient bruyantes quand les roues des chariots résonnaient sur les pavés. Toutefois, comme les rues étaient étroites, le bruit était circonscrit à chaque quartier. Ainsi, il existait des moments de silence. Avec l’élargissement des artères, les bruits, notamment des automobiles, se sont propagés et les instants de silence sont devenus quasiment inexistants. Lors du ramassage du tri recyclable, particulièrement celui du verre, pratiqué à 5h30 du matin, le réveil est parfois brutal. Loin des villes, les plages du littoral résonnent actuellement de bruits étranges comme ceux des hors-bord ou des scooters des mers. Les multiples activités sportives, comme les circuits automobiles, ou estivales, lors des fêtes votives ou des foires, demeurent attractives. Les rues s’animent d’une musique de fond inaudible pour marquer chaque moment festif. Il est indéniable que le bruit, qualifié de son jugé indésirable, dérange parfois.
Le souci est alors bien souvent celui du trop-plein de fréquences et de sons, qui non seulement empêche toute écoute, mais aussi exaspère. Hérodote, il y a déjà bien longtemps dans Les Histoires, avait bien mis cela en perspective : « L’esprit de l’homme réside dans les oreilles. Quand il entend des choses agréables, il s’en réjouit et la joie se répand dans tout son corps ; mais, lorsqu’il en entend de contraires, il s’irrite ». L’excès de bruit se traduit immanquablement par de nombreuses pathologies, comme la nervosité, les problèmes de concentration ainsi que les maux de tête. Certaines nuisances sonores, par exemple au travail, sont un risque pour la santé. Elles peuvent être la cause de maladies cardiovasculaires, de troubles cognitifs, perturbent le sommeil ou sont à l’origine d’acouphènes. Ainsi, comme le relevait une enquête de 2015, près de 30 % des habitants des grandes villes sont soumis à une pollution sonore excessive. Parmi les pays étudiés, la France se situait au troisième rang des expositions au bruit pour les populations des grandes métropoles. De plus, un niveau d’exposition important au bruit augmente de près de 30 % la probabilité d’avoir des troubles de l’audition. Ces derniers peuvent provoquer une détérioration de la mémoire et des facultés mentales. La loi cadre de 1992, puis les décrets d’applications de 2006 et 2010, par exemple, ont tenté de réguler et de réglementer les activités bruyantes. S’agissant des circuits automobiles, comme celui de Ledenon dans le Gard, créé il y a 40 ans, des riverains se sont organisés en collectif et tentent de lutter contre la progression constante de cette nuisance sonore. Pourtant, la préfecture, écoutant d’autres sirènes et certainement sourde à leurs arguments, a préféré que l’activité, jugée rentable, reste pérenne.
On ne se soucie jamais assez du rôle joué par le son dans notre vie et de la compression sur nos cerveaux. Lorsque des architectes construisent des gares modernes, celles-ci sont bruyantes, ils ne pensent jamais au niveau sonore. Or, le silence est fondamental. Dans les discothèques, on ne peut pas parler. On en vient alors à organiser dans un aspect pédagogique « la semaine du son ». L’écologie des paysages sonores fait découvrir (ou redécouvrir) aux enfants la biophonie, qui désigne les bruits émis par les êtres vivants et la géophonie qui renvoie aux bruits produits par les éléments naturels non vivants (vent, pluie, séisme). Tout comme l’histoire des crapauds californiens disparus car la fréquence acoustique des avions entrait en concurrence avec leurs cris d’alarme. L’appauvrissement des sons du monde est le symptôme du désastre écologique en cours, et cela renvoie à un second point.
Déjà en 1866, Élisée Reclus affirmait : « La question de savoir ce qui dans l’œuvre de l’homme sert à embellir ou bien contribue à dégrader la nature extérieure peut sembler futile à des esprits soi-disant positifs : elle n’en a pas moins une importance de premier ordre. Les développements de l’humanité se lient de la manière la plus intime avec la nature environnante. Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort ». Bien plus grave encore, au delà de la gêne occasionnée par ce déséquilibre lié à l’excès de bruit, si les espèces disparaissent, les sons disparaissent. Henry David Thoreau affirmait que « le poème de la création ne s’arrête jamais ; mais rares sont les oreilles capables de les capter ». Malgré les multiples signaux d’alarme, il faudra attendre les travaux de la zoologiste et biologiste Rachel Carson pour saisir l’importance de la sonorité de certaines espèces d’animaux, comme les chants d’oiseaux. Elle écrivait en 1962, « nous pulvérisons les ormes, et aux printemps suivants nul merle ne chante, non qu’ils aient été touchés directement, mais parce que le poison a fait son chemin, pas à pas, de la feuille de l’orme au ver, puis du ver au merle ». Sous l’effet négatif des pesticides, on n’entend plus le chant des oiseaux au printemps, ce sera le titre de son ouvrage Printemps Silencieux.
Un poème de Victor Hugo dans Les contemplations débutait ainsi : « Oh ! Quand donc avez-vous fini, petits oiseaux / De jaser au milieu des branches et des eaux / Que nous nous expliquions et que je vous querelle ? / Rouge-gorge, verdier, fauvette, tourterelle / Oiseaux, je vous entends, je vous connais / Sachez que je ne suis pas dupe, Ô doux ténors cachés / De votre mélodie et de votre langage. » L’auteur de ces vers conscient de la misère humaine de son siècle, ne se doutait peut-être pas assez des ravages que pourraient infliger les hommes à la nature, et plus particulièrement aux oiseaux et à leurs romances. La musique de la nature est détruite, ne laissant plus la place qu’à un silence de mort. Ainsi, par effet de rebond, des territoires entiers se videront de leurs occupants, ne laissant que des hommes en scaphandres affrontant le bruit de l’industrie agrico-chimique. Mais qu’importe, si certains espaces se meurent du départ d’une grande partie de leurs habitants, dans le silence feutré des ministères la question sera à l’ordre du jour d’évacuer totalement ces territoires, en raison de leur coût financier trop élevé. Les paroles, les palabres, et les interactions qui se dégageaient de la rue sont reléguées dans les oubliettes de l’histoire.
En conséquence, notre époque ne nous donne qu’à choisir entre deux options. Soit il y aura un excès de bruit, et plus personne ne s’entendra à l’intérieur d’un univers où la nature aura complètement disparu et se sera totalement artificialisée. Soit il n’y aura plus de son, et l’environnement immédiat sera devenu stérile, tandis que l’homme sera définitivement séparé de l’autre… mais aussi de la nature.
LETTRE N° 24 : 07 décembre 2017
LE TOUCHER ET L'ENVIRONNEMENT
« Le sol apaisait, fortifiait, lavait et guérissait. C’est pourquoi les vieux indiens se tenaient à même le sol plutôt que de rester séparés des forces de vie. S’asseoir ou s’allonger ainsi leur permettait de penser plus profondément, de sentir plus vivement ; ils contemplaient alors avec une plus grande clarté les mystères de la vie et ils se sentaient plus proches de toutes les forces vivantes qui les entouraient. »
Teri Mac Luhan, Pieds nus sur Terre sacrée, 1974.
Le toucher fait partie intégrante de l’approche naturelle afin de saisir au mieux l’environnement. Dans une scène du sous-préfet aux champs, Alphonse Daudet contait que celui-ci partait en tournée avec son bel habit brodé, « Cocher devant, laquais derrière ». En effet, il doit faire un discours au concours régional de la Combe aux Fées. Mais son discours ne vient pas, et il fait très chaud. C’est là qu’un « petit bois de chênes verts semble lui faire signe ! ». Il descend de la calèche et demande qu’on l’attende. Tous les habitants de cette nature, oiseaux, violettes, sources sont en émoi car ils se demandent qui est cet hôte. Le Sous-Préfet réfléchi à son discours. C’est alors que « tout le petit bois conspire pour l’empêcher de composer son discours ». Le sous-préfet se laisse alors emporter par le parfum et la musique des lieux. Mais, au bout d’un moment, les serviteurs sont inquiets, entrent dans le petit bois, et voient « un spectacle qui les a fait reculer d’horreur, car le sous-préfet était couché sur le ventre, dans l’herbe, débraillé comme un bohème. Il avait mis son habit bas et, tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet faisait des vers ». Les trois lettres précédentes (cf archive Lettre n° 21, 22 et 23) portaient sur l’odorat, le goût, la vue et l’ouïe, plus particulièrement sur leurs diverses relations à l’environnement. Si l’on s’attache maintenant au toucher, qu’en est-il de ce rapport ?
D’après une définition classique, le toucher est celui des cinq sens qui par contact direct de certains organes, les doigts entre autres qui sont des capteurs, permet de reconnaître les formes ainsi que l’état extérieur des corps. Il englobe cinq sensations que sont le contact, la pression, la chaleur, le froid et la douleur. Le toucher permet ainsi de repérer toutes ces sensations. Le nouveau-né cherche le sein de sa mère au toucher. L’enfant sauvage marche pieds nus sur le sable. Et « rien n'est plus beau que les mains d'une femme dans la farine » comme le chantait Claude Nougaro. Les pique-niques en famille sont des instants privilégiés de liens avec le sol. Georges-Louis Leclerc de Buffon imaginait ce qu’il aurait pu ressentir s’il avait été le premier homme et cela au début des temps. Après avoir fait la découverte de son propre corps, il se repose dans un état de tranquillité et le naturaliste écrivait : « J’étais assis à l’ombre d’un bel arbre, des fruits d’une couleur vermeille descendaient en forme de grappe à la portée de ma main, je les touchai légèrement, aussitôt ils se séparèrent de la branche (…) J’avais saisi un de ces fruits, je m’imaginais avoir fait une conquête, et je me glorifiais de la faculté que je sentais, de pouvoir contenir dans ma main un autre être tout entier. »
Que reste-t-il aujourd’hui de ces gestes originels, de ces premiers pas en lien direct avec la nature ? Les enfants, en Occident, sont de moins en moins allaités au sein. Cela n’étonne plus personne d’apercevoir un enfant qui joue sur le balcon de son immeuble, ou de remarquer que lorsqu’il se retrouve dans un jardin, il n’ait plus la possibilité ou le droit de s’asseoir par terre parce qu’on lui dit inlassablement que : « c’est sale ! ». Pourtant, comme le montre Tom Wakeford, faisant référence à plusieurs recherches en immunologie, de multiples problèmes respiratoires bouleversent les habitants des pays occidentaux industrialisés et notamment celui d’une véritable pandémie d’asthme. Il met en évidence que les hypothèses centrées sur les gènes ou les virus ne sont pas satisfaisantes et, pour lui, il faut regarder du côté des myxobactéries. Celles-ci vivent dans la terre et interviennent dans notre système immunitaire à travers ce que nous respirons, buvons et mangeons. L’exposition à ce type de bactérie très tôt dans la vie humaine permet un apprentissage pour les cellules immunitaires des enfants et les rendraient moins vulnérables. Il remarque donc que les enfants des villes sont rarement en contact avec ces bactéries. Par fétichisme hygiéniste, les cours d’écoles, les aires de jeux, sont recouvertes de matières synthétiques. Pourtant, les pieds nus sur la terre, qui permettent cette relation directe et intime, favoriseraient non seulement un sentiment de bien-être et auraient un impact positif sur la santé. Les produits de l’agroalimentaire, qui font florès, limitent la fabrication des produits jusque là malaxés à la main. Dans ces conditions, il y aurait, aujourd’hui, une véritable mise à distance de l’environnement, il « ne faut pas toucher aux fleurs », il est « interdit de marcher sur les pelouses ». Qui en ville, pourrait embrasser un arbre ? Actuellement, il faut surtout éviter tout contact avec l’humus. De toute manière, tout le monde est prévenu : il faut faire attention aux tiques et à la maladie de Lyme. Nous sommes bien éloignés du Déjeuner sur l’herbe d’Edouard Manet.
S’agissant de la relation à l’objet, on constate aussi que celle-ci a nettement été modifiée. On apprend d’ailleurs aux enfants qu’il ne faut pas jouer avec le feu, de toute manière il n’y a plus de flamme dans les habitations. Aujourd’hui, il suffit d’appuyer sur un bouton pour se connecter à un chauffage électrique, s’éclairer dans une pièce, faire fonctionner une machine à laver. Nous avons perdu le rapport à l’objet car bien souvent nous ne savons plus ce qui le fait fonctionner. Il est facile de deviner la fonction d’un objet de par sa forme. On ne confond pas un marteau et un tournevis. Mais il est actuellement moins aisé de distinguer un GPS d’un portable. Il est évident qu’un ensemble de nouveaux objets ont envahi le quotidien. Le téléphone portable, que des millions d’humains agrippent toute la journée, a eu pour effet de nous aliéner à cet objet. De sorte que les paysages, les portraits, les œuvres d’art, les voyages ne se réduisent qu’à une série d’images via des innovations technologiques. De la même manière, les nouveaux moyens de locomotion nous ont éloignés de notre environnement. La propulsion à la rame est incomparable à celle à essence. Il est plus aisé de sentir un bateau qui avance à une certaine allure lorsqu’il est à voile plutôt qu’à moteur. Les nouvelles « machines de fer » permettent d’aller plus loin et plus vite, mais elles inhibent tout contact avec la mer, le vent ou l’espace. Elles ne sont que des machines de mort. Dans ces descriptions, qui ne sont en rien exhaustives, il faut se rendre à l’évidence que l’environnement est mis à distance du toucher. Les terres sont goudronnées, bétonnées, asphaltées. Les fonds des océans sont ratissés avec des outils de plus en plus sophistiqués. Enfin, dans cette triste litanie, les pelles mécaniques qui détruisent les paysages, deviennent de simples engins utilitaires qui dédouanent leurs utilisateurs de toutes responsabilités. La même situation se retrouve dans le domaine agricole ou de la pêche, l’exploitant n’est plus en contact direct avec la terre ou la mer. Les dégradations du sol et du sous-sol ne leurs sont-elles pas dès lors étrangères ?
On touche du doigt ici la folie des hommes. Ainsi, les humains et plus souvent les urbains tentent de recouvrer, parfois de façon pathétique l’« homme nature » qui est en eux, dont parlait en son temps Joffre Dumazedier, en revisitant ce qui lie le toucher et la nature par l’intermédiaire de la poterie, du jardinage, de toutes ces petites activités manuelles. D’ailleurs comment expliquer autrement ce retour fulgurant de l’animal domestique, si proche au toucher, et notamment en milieu urbain, avec 12,7 millions de chats, 7,3 millions de chiens, 5,8 millions d'oiseaux, 34,2 millions de poissons et 2,8 millions de petits mammifères ? On peut d’ailleurs constater que dans ce monde en grande partie aseptisé, les individus tentent ponctuellement de combler cette rupture. La relation à l’animal est immuable, comme lorsqu’un enfant souhaite spontanément caresser un chien. Des pratiques dites « parallèles » pour soigner, bien loin des médecines positivistes, resurgissent de l’oubli comme le magnétisme, l’hypnose ou la méditation. Le massage, par exemple, serait une approche efficace pour réduire certains troubles comportementaux comme l’anxiété, l’agitation ou les troubles de l’humeur, chez les patients âgés, accompagnant la démence. La musique dans un cadre thérapeutique permettrait de modifier l’état des malades. Le toucher fait aussi partie intégrante de l’approche psychomotrice. Dans cette allégorie, c’est l’abandon de soi dans un autre cadre, mais surtout ce moment de lien et de contact avec ce qui quotidiennement a disparu et que les individus souhaitent retrouver sans le savoir vraiment.
Nous sommes passés progressivement du contact direct, défini plus avant, avec ce qui nous environne, à des formes de contacts indirects avec ce qui nous entoure. En d’autres termes, il y a une mise à distance progressive entre les fonctions sensitives du toucher et ce qui gravite autour des individus. Il semble plus facile de nos jours de prendre la photo d’une fleur que de se pencher afin de la toucher et de la sentir. Or, les humains restent des humains et il leur faut indéniablement compenser ce manque. Comme l’expérience du sous-préfet qui, sorti de son cadre, apprécie dans l’instant ce qu’il vit, ne faudrait-il pas que toutes les personnes qui se disent investies de responsabilités soient replacées dans des prés, pour que ces dernières aient enfin des idées ?
LETTRE N° 25 : 09 mars 2018
L'ANIMAL : " EN DOMESTICITÉ "
« La manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins bien partagée. Dans de nombreuses régions de la planète, humains et non-humains ne sont pas conçus comme se développant dans des mondes incommunicables et selon des principes séparés ; (…) les animaux (…) n’existent pas dans une même niche ontologique définie par son défaut d’humanité. »
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2005.
Mohandas Karamchand Gandhi disait : « On reconnaît le degré de civilisation d’un peuple à la manière dont il traite ses animaux ». Or, notre monde contemporain, qui se décrète si évolué, ne traite-t-il pas l’animal, parfois si proche mais aussi si éloigné, de manière tout à fait surprenante ? La question animale est aujourd’hui au centre de nombreux débats, et même de conflits ou d’invectives, tant en termes éthiques ou moraux, que politiques, économiques, culturels, voire religieux. C’est en essayant de dépasser certains jugements de valeurs que les quatre Lettres de l’année 2018 reviendront sur quelques interrogations relatives à cette thématique. Nous regarderons, lors de ce premier texte, le rapport actuel qui lie l’animal à sa domesticité et les conséquences très ambigües qui en résultent.
Une définition classique, qui renvoie à l’étymologie, même si celle-ci devrait être pondérée, va admettre que l’animal domestique, ou en domesticité, fait partie de la domus (de la maison) et vit sous la domination d’un maître auquel il va rendre service. On voit bien immédiatement que s’il existe une association entre l’animal et l’homme, le second contrôle et exerce son pouvoir sur le premier. La domestication animale a une longue histoire, mais le néolithique a semble-t-il amplifié ce phénomène d’assujettissement de l’un sur l’autre. Les populations pouvaient ainsi disposer de ressources alimentaires. Les animaux habituellement chassés deviennent donc des animaux d’élevage, ou élevés. L’animal est ainsi objet de sacrifices réguliers. En Europe, les animaux domestiques les plus généralisés étant le chien et la poule.
Dans le dernier roman de Jean-Baptiste Del Amo, Règne animal, un personnage central manifeste ce qu’il ressent : « Henri secoue la tête. Il accepte la cigarette que l’aîné lui tend. La flamme du Zippo éclaire les plis de son visage et l’odeur du gaz flotte un instant sur l’odeur de la Bête. Ils fument en l’observant. ² T’as remarqué que la pupille reflète toujours notre visage ? dit Henri. Si tu fais bien attention. C’est un détail, mais parfois, je vois que ça. ça me saute à la gueule. C’est comme regarder dans un miroir sans tain ou au fond d’un puit. Tu te vois, mais tu vois autre chose, autre chose qui s’agite en dessous. Comme si tu voyais aussi de la manière dont eux te voient, avec leurs yeux de bête.² Serge ne répond pas. Henri n’est d’ordinaire pas enclin à professer ce genre de fadaises. Une bête est une bête. » Si l’homme peut communiquer ce qu’il perçoit, en revanche il semble évident pour Serge que l’animal n’en a pas les capacités. Les Temps modernes et notamment la Révolution industrielle, l’urbanisation, puis la société de consommation de masse ont à leur tour impactés sur cette relation animal/humain. On sait que les abattoirs industriels naissent aux États-Unis au milieu du XIXe siècle puis se sont diffusés à l’ensemble de la planète, emportant avec eux, veaux, vaches, cochons, couvées. La consommation de viande en France est passée de 60 kg par habitant et par an, à 95 kg en 1998. Elle est actuellement de 66 kg. Pour cela, l’élevage occupe près de 70 % des terres agricoles dans le monde. Par jour, trois millions de mammifères et d’oiseaux sont abattus en France, et 159 millions dans le monde. Par an, environ 58 milliards sont abattus sur la Terre. Anna Bednik, dans son ouvrage Extractivisme, précisait que « chaque seconde, l’humanité ingurgite (…) 9,9 tonnes de viande (…) Chaque minute 47 917 personnes poussent la porte d’un McDonald’s. »
Dans le même temps, les humains « colonisateurs », et ce qui renvoie à « l’inondation humaine » dont parlait Teilhard de Chardin, ont fini par envahir l’espace amenant avec eux leurs animaux domestiques. Ainsi, en Australie, un million d’oiseaux sont tués par les chats chaque jour. Nous assistons alors au déclin de nombreuses espèces comme la colombine marquetée ou la perruche nocturne. D’autres effets de la domestication sont effrayants, sans parler de toutes les transformations du patrimoine génétique des animaux promues par l’agriculture industrielle et les laboratoires. On peut citer le cas de cette entreprise allemande (EUGT) qui a enfermé une dizaine de macaques dans des chambres hermétiques et les a exposés pendant des heures à des gaz d'échappement de véhicules afin de démontrer la propreté de ses modèles diesel. L’animal domestique a tendance à perdre ses propres caractéristiques, même s’il peut exister de nouvelles formes d’adaptation. Celui-ci se voit habillé, mis dans un bocal, accoutré de multiples manières. Gaston Richard, déjà à la fin des années 1960, revenait sur des recherches qui montraient que l’animal apprivoisé dans de multiples cas perdait beaucoup de ses caractères fondamentaux. La couleur du pelage n’avait plus aucune signification et l’homochromie qui permet de se protéger avait tendance à disparaître. L’animal pouvait perdre dans certaines circonstances ses capacités motrices et ne pouvait plus courir puisqu’il était non seulement trop lourd et qu’il n’avait plus de prédateur. La morphologie pouvait ainsi se modifier avec des tendances à des anomalies ou des difformités. Enfin, les organes des sens pouvaient dégénérer et la temporalité se déréglait.
Si l’on fait abstraction de la seule volonté d’avilissement des humains, l’animal possèderait toutes les qualités de l’attachement ou de l’affection. Pour une personne seule, situation de moins en moins rare, celui-ci lui permettrait d’avoir une présence journalière, auquel il peut parler ou tout au moins contempler, comme le suggérait Charles Baudelaire quand il écrivait à propos du chat : « Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime / Tirés comme par un aimant / Se retournent docilement / Et que je regarde en moi-même / Je vois avec étonnement / Le feu de ses prunelles pâles / Clairs fanaux, vivantes opales / Qui me contemplent fixement. » Lors de sorties et de promenades quotidiennes l’animal de compagnie, ou en accompagnant, pourra favoriser des rituels de rencontres, et devient ainsi un nœud central de certaines formes de liens sociaux. L’animal domestiqué est alors, par bien des points, un ami et parfois un complice. Il existe, en France, un nombre très significatif d’animaux domestiques de compagnie, soit environ soixante deux millions. Il peut s’agir de chats, de chiens, d’oiseaux et de toutes autres espèces. Les dépenses en nourriture oscillent par an, de 600 euros pour un chat, à 800 euros pour un chien. Mais pour la nourriture d’un chien cela peut aller de 400 euros, s’il ne mange que des croquettes, à 1 300 euros, s’il se nourrit de pâtée en boîte. Aux coûts de tous les accessoires possibles, comme des petites balles ou des souris en peluche, il faut ajouter les frais vétérinaires qui ont augmenté de 72 % depuis les dix dernières années. Au total, les français dépenseraient près de 4,5 milliards d’euros pour leurs animaux domestiques, dont 1,5 pour leurs simples achats.
Ainsi, dans ce cadre relationnel, d’attraction/rétractation, le droit français a pendant longtemps rangé l’animal dans la catégorie des choses corporelles pouvant entrer dans le patrimoine d’une personne. Or, la société française a énormément évolué depuis l’adoption du Code civil de 1804. La loi du 06 janvier 1999, relative aux animaux dangereux et errants et à la protection des animaux, distingue d’abord les animaux des choses inanimées. Toutefois, cette loi n’avait pas sorti l’animal de la catégorie juridique des biens et elle ne consacrait pas encore l’animal comme un être sensible. Le législateur français a ensuite choisi d’offrir à l’animal un nouveau statut juridique par la loi du 16 février 2015. L’article 2 de cette loi dispose notamment que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens ». L’animal se trouve donc indirectement extrait de la catégorie des biens. Allant plus loin encore, il est de moins en moins rare que des personnes, dans le monde, lèguent leurs fortunes à leurs animaux (chien, chat ou singe) comme dans le cas de la Comtesse Karlotta Liebenstein dont la rente pour son Berger allemand dépassait les 300 millions d’euros.
Il faut alors ajouter à tout cela une conséquence qui renvoie aux animaux en domesticité ou apprivoisés, ainsi qu’à l’artificialisation de l’environnement naturel. Revenir alors à ce que l’on pourrait appeler une totale domestication. Face à ces comportements humains totalement paradoxaux, centrés tant sur de l’attention que sur de la dévoration, à la fois fait de domination et d’avilissement mais aussi d’affection et d’attachement, que reste-t-il dès lors de l’animal sauvage ? En Israël, les loups n’ont plus peur de l’homme depuis qu’ils sont présents sur les lieux touristiques où ils sont nourris. Tout comme les raies Manta à Tahiti, attirées toujours au même endroit, au point que des lagons deviennent totalement transfigurés. Le monde du vivant est actuellement en pleine mutation et celle-ci s’applique aux Humains, qui sont eux-mêmes parfois si inhumains. Alors, les animaux ne sont-ils pas bien plus souvent humains ?
LETTRE N° 26 : 18 juin 2018
L'ANIMAL : " CHASSÉ "
« La pointe du javelot (…) s’enfonce en lui, transperçant son flanc qui éclate le long de la hampe (…) Ses yeux chavirent et se ferment. Ils vont l'écorcher maintenant. Ils vont lui trancher la tête, casser net ses défenses (…) Ils vont se partager sa dépouille et l'emporter. Dès lors sa trace disparaîtra dans les empreintes des pas des hommes, et les graffiti qu'ils griffonneront sur leurs monuments traceront ses contours. Les transformations bestiales du sanglier (…) toutes doivent satisfaire nos pulsions intimes, tant il est vrai que nous sommes les créateurs de nos monstres. »
Lawrence Norfolk, Comme un sanglier.
Dans son aspect archaïque, la chasse était destinée à apporter de la nourriture aux humains. Elle se perpétue dans des contrées où des chasseurs-cueilleurs tentent de survivre. L’animal tué procure aux populations une nourriture carnée et diverses ressources comme sa peau, sa fourrure, les cornes, le bois, l’os, les tendons, les dents. En tuant l’animal, le chasseur s’appropriait également les vertus de sa victime. Il en faisait un trophée, parfois buvait son sang, et accompagnait cela d’ivrogneries rituelles. Cette activité permettait aussi d’éliminer des prédateurs que les hommes considéraient dangereux comme le lion ou l’ours des cavernes. Cela favorisait les mythes. Le Sanglier d’Erymanthe ne pouvait être capturé que par un demi-Dieu comme Hercule. La chasse fait partie intégrante du folklore populaire. Bien que les scènes de chasse du néolithique, comme la chasse à l’arc ou la chasse aux lions, aient disparues, hormis sur les tableaux qui les représentent, cette activité demeure un patrimoine rural.
La lettre précédente (voir Archives Lettres) mettait en évidence une contradiction à ce que nous avions nommé « l’animal en domesticité », qui de nos jours est tant objet d’affection que de dévoration. En miroir, une nouvelle interrogation se pose. Si la chasse pour la subsistance perd sa vocation en Occident, pourquoi se pratique-t-elle ? Nous tenterons de montrer en quoi, dans un contexte transformé, cette activité, souvent réduite à tuer pour le plaisir, reste protégée et valorisée, malgré les griefs qu’on peut lui porter.
Au Moyen Âge, la chasse se transforme en activité de loisir réservée à la noblesse et aux notables. Au XVIe siècle, à part les nobles, personne n’avait le droit de chasser les « grosses bêtes ». Cet art, réservé aux nantis, se répand ensuite au moment de la Révolution. L’évêque de Chartres fit promulguer le décret du 11 août 1789 accordant ce droit aux roturiers. Plus tard, en droit français, la chasse fut définie par une loi controversée dite « Verdeille » du 10 juillet 1964, applicable jusqu’au 26 juillet 2000. Celle-ci, entre autres choses, mettait en place les Associations Communales et Intercommunales de chasses agréées. Elle voulait aussi favoriser une chasse populaire qui pouvait devenir accessible au plus grand nombre. Actuellement, dans l’Hexagone, il y a 1,2 million de chasseurs parmi lesquels les femmes ne représentent que 2 % des effectifs. Ils forment un groupe de pression puissant et représentent une minorité active. Aujourd’hui, en Gironde, 43 660 personnes se mettent chaque année sur leurs starting block, à l’ouverture de la chasse, entraînant leurs chiens, pour une soi disant campagne de défense et de revalorisation de territoires. Mais, on peut comprendre que si la chasse est un plaisir pour certains, elle reste coûteuse, et l’Etat en est le bénéficiaire. Ce loisir pèse 2,1 milliards d’euros dans l’économie française. Alors, malgré les fluctuations du nombre de chasseurs, disons que l'activité de la chasse demeure, parce qu’il y a des individus qui se disent chasseurs, s’agglomèrent en sociétés ou en fédérations de chasse. Suivons un des argumentaires que propose la Fédération nationale de chasse en France. Le 28 mars 2018, elle précisait que « la chasse, activité consubstantielle à l’humanité, ne perdure que parce qu’elle s’adapte à l’époque. Après avoir démontré son apport dans la société française à travers son rôle dans le développement durable, comme celui de la création de lien social, et sa contribution à la biodiversité, c’est la culture qui est à l’honneur cette année. »
Elle tente par là de mobiliser une image ancestrale en faisant l’apologie de la protection qui, dans un monde à changement rapide, ne pouvait venir que des chasseurs. Ils devenaient les défenseurs de la tradition et de la nature, face à la modernité et à l’urbanisation. Ils étaient les seuls à pouvoir maintenir certaines traditions rurales. Ils souhaitaient peut-être maintenir ce que décrivait Alphonse Daudet dans Les aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon : « Vous saurez d’abord que là-bas tout le monde est chasseur (…) La chasse est la passion des Tarasconnais, et cela depuis les temps mythologiques où la Tarasque faisait les cent coups dans les marais de la ville et où les Tarasconnais d’alors organisaient des battues contre elle (…) Donc, tous les dimanches matin, Tarascon prend les armes et sort de ses murs, le sac au dos, le fusil à l’épaule, avec un tremblement de chiens, de furets, de trompes, de cors de chasse. C’est superbe à voir. » En définitive, la chasse qui était une activité majeure de nos ancêtres s’est transfigurée en une manière de vivre et de penser se voulant le fleuron d'une société traditionnelle qui résiste.
Mais alors à quelles traditions se réfère-t-elle ? De la vénerie ou « chasse à l’épuisement », pratiquée en France, mais qui est interdite dans d’autres pays d’Europe comme l’Allemagne, la Belgique ou la Grande-Bretagne, alors qu’un sondage montrait que 84 % des français y étaient opposés. D’une habitude au braconnage, au marché noir, aux échanges illicites, sans parler du massacre, loin de chez nous, des éléphants, des rhinocéros. En effet, comme le relève Christophe Baticle, « on peut s’interroger sur la capacité (…) de créer du lien en dehors des cercles de pratiquants », tous de sexe masculin, dont l’enjeu se rapporte au territoire, mais surtout « à la marchandisation de la pratique ». Enfin, pour garantir les liens sociaux, si le port d’armes est autorisé dans des milieux façonnés en de jolis jardins, constitués d’herbes hautes, de vignes et de forêts, comme étant l’apanage de l’homme des campagnes, on constate que 1 000 accidents de chasse en France ont été répertoriés depuis 2009 et que plus de 400 personnes sont décédées depuis 1999.
Mais, pour que cela fonctionne, il a bien fallu qu’il y ait des relais qui ont permis de légitimer cette activité. Ne retrouve-t-on pas toute une logique clientéliste ? Les élus, qu’ils soient de droite ou de gauche, continuent de faire des lois favorables aux chasseurs. On observe quelques arrangements relatifs au permis de chasse pour juin 2018. Le président de la République actuel s’est même dit favorable à la baisse du prix de certains permis de chasse qui passeraient de 400 à 200 euros. Si cette mesure vise à attirer davantage de jeunes face à une baisse des effectifs de chasseurs, une grande majorité de nos élus stipulent que la chasse doit conserver une place centrale. Il est vrai que les hommes en kaki sont estimés à trois millions de voix pour l’électorat des hommes en cravate, dont 40 % vont au Front National. Ainsi, la chasse, aux yeux des présidents de la République qui se sont succédés, reste intouchable, et tous les politiques y voient par là une occasion de renouer avec les territoires ruraux, qui restent proches dans l’imagination d’une nature environnante qu’il faut protéger. D’ailleurs, nous retrouvons une gamme de dispositions qui légitime cet argument. La loi 2012-1460 du 27 décembre 2012 dans son article 15 stipulait que la FNC et les autres fédérations de chasseurs étaient éligibles à l’agrément mentionné au 1er alinéa, c’est-à-dire « œuvrer principalement pour la protection de l’environnement ». L’arrêté du 10 janvier 2014 renouvelait l’agrément de protection de l’environnement de l’association FNC pour une durée de cinq années à compter du 1er janvier 2014.
Or, les chasseurs ne se préoccupent-ils pas surtout du maintien et de l’aménagement d’espaces pour un meilleur exercice de leur sport favori ? D’ailleurs un projet de loi vise à maintenir toutes les pratiques de chasse même en présence d’espèces protégées et bon nombre de chasseurs refusent de cohabiter avec certains grands prédateurs, comme l’ours ou le loup, eux aussi fréquemment victimes de braconnages. De plus, lorsqu’un territoire a recours à des lâchers de gibiers de tir, cela signifie que les populations existantes sont affaiblies. Ils sont alors à proscrire au profit de véritables politiques de restauration des milieux. Jusque dans les années 1970, tous les rapaces et de nombreux petits passereaux étaient chassés. Grâce aux associations de défense et non celle de la chasse, la loi de 1976 sur la protection de la faune, a permis de sauver in extremis de nombreuses espèces durement touchées par une traque non sélective. Enfin, la cynégétique, se rapporte à l’art et la technique de la chasse, ou l’exploitation des ressources vivantes sauvages terrestres. Par extension, elle concerne également l’élevage, le soin et l’emploi d’animaux comme le chien ou le cheval. Or, l’image bucolique de chiens aboyant, enfermés la plupart de l’année dans de petites cages, n’a-t-elle pas tendance à ternir ce tableau idyllique ?
En conséquence, la pratique de la chasse est une activité protégée, non seulement par les individus qui font sa promotion, mais par des représentants élus qui s’en servent. Or, dans ces discours centrés sur l’illusion du respect d’un âge d’or traditionnel et naturel n’avons-nous pas affaire à un énorme bluff collectif ?
LETTRE N° 27 : 01 septembre 2018
L'ANIMAL : " INCARCÉRÉ "
« Le jour où les humains comprendront qu’une pensée sans langage existe chez les animaux, nous mourons de honte de les avoir enfermés dans des zoos et de les avoir humiliés par nos rires… »
Boris Cyrulnik
Les deux Lettres précédentes (voir N° 25 et N° 26) abordaient la condition des animaux et les rapports que les humains entretiennent avec eux. D’une part, ils les ont domestiqués et leur ont fait perdre toutes leurs caractéristiques. D’autre part, si naguère ils les chassaient pour se nourrir, aujourd’hui les animaux, qui restent encore en liberté, ne deviennent que de simples cibles pour agrémenter leurs loisirs. Dans cette nouvelle lettre, nous nous interrogerons sur la claustration et l’enfermement des animaux. Toutes les bonnes consciences qui s’insurgent, certes à juste titre, sur l’emprisonnement d’un dissident ou d’un condamné quel qu’il soit, s’inquiètent-elles des milliers d’animaux qui croupissent dans des cellules, cages, ou caissons (Zoos, aquariums, cirques ou laboratoires) ? Il y a bien longtemps que l’animal capturé sert à nourrir et à divertir l’homme, mais ne sommes-nous pas en train de passer du simple enfermement de l’animal à une réalité désastreuse d’un système totalement concentrationnaire ?
Incarcérer des individus, c’est les mettre dans un établissement où ils vont être détenus. Ces personnes, privées de liberté, sont suspectées d’avoir réalisé un acte délictueux, ou supposé tel, au regard d’une norme définie par le droit, la coutume ou la loi. Tout au long de l’Histoire, les crimes, les vols ou délits ont été punis de cette façon. Le cas des animaux n’était guère différent pendant longtemps. Il existait, déjà dans l’Antiquité, des procédures bien adaptées les concernant. Au XVIIe Siècle, lorsqu’un animal commettait un méfait, il y a avait une saisine de l’autorité compétente et l’accusé était incarcéré dans la prison du siège de la justice criminelle où devait avoir lieu le procès. Après enquête poussée et jugement, l’animal délinquant se voyait condamné. Ce type de procédure n’est pas pour autant resté caduc, dans certaines régions. Plus près de nous, en 2003, le maire d’un village turc convoqua le conseil des anciens pour régler le problème d’un âne agressif. Récemment encore, et sans procès, en Australie, un crocodile de 600 kilogrammes, suspecté d’avoir tuer un bon nombre de touristes s’est vu, après une traque de huit années, ligoté et placé dans une ferme à crocodiles. Dans des villages de France, des élus adhèrent à des conventions entre la fourrière animale du département et la commune pour enfermer chats et chiens en état de divagation. La question qui pourrait se poser, sans entrer dans une logique par trop réductionniste, est de savoir quel acte préjudiciable est à l’origine de l’enfermement d’une poule, d’un veau, d’une guenon, d’une lionne ou d’un requin ? Le seul élément qui le définirait comme « accusé » est que les hommes leur auraient donné pour seul critère, fatal pour eux, celui de n’être que des animaux : « Vous avez les caractéristiques de la Bête », qu’il faut donc enfermer.
Traditionnellement, les animaux de ferme se définissaient comme producteurs de lait, d’œufs ou de viande. Ils étaient utilisés pour les travaux des champs. Les poules ou les cochons permettaient de recycler les déchets de cuisine et étaient bien pratiques pour nettoyer et faire disparaître certains restes embarrassants. De leur côté, les excréments de vaches servaient d’engrais pour la culture de la terre. Les ânes étaient utilisés comme moyen de transports. Les canards fournissaient des œufs et de la viande et leurs plumes étaient utilisées pour rembourrer les oreillers ou les couettes. Les chevaux de traction travaillaient dans les exploitations viticoles ou maraichères. Les chèvres donnaient du lait pour le fromage et les moutons fournissaient la laine. Certes dans les fermes, leur existence n’était pas envieuse car la poule finissait au pot et le lapin en civet, mais les logiques fermières étaient centrées sur l’autoconsommation et n’avaient rien à voir avec la production actuelle de poulet, de cochon, de mouton ou de vache.
Ainsi des animaux de ferme, nous sommes passés à la mécanisation des bêtes, à une incarcération totale pour produire en masse de l’agro-alimentaire. Si la France a procédé à la mise en place d’une ferme des mille vaches, cela paraît bien peu face à la Chine, qui a fait mieux, avec ses 100 000 vaches enfermées. Il y a aujourd’hui plus d’un milliard de bovins dans le monde dont une bonne part survivent en vase clos. Les vaches laitières sont condamnées à se tenir debout, à se coucher et à dormir dans leurs excréments. Ces animaux, coincés entre les machines, ne sont plus que des bouches qui ingurgitent et que des pis qui produisent une marchandise. Yuval Noah Harari relevait que : « Sitôt né, le veau est séparé de sa mère et enfermé dans une minuscule cage à peine plus grande que son corps. Le veau y passe sa vie entière : en moyenne, quatre mois. Il ne quitte jamais sa cage : on ne le laisse jamais jouer avec d’autres ni même gambader, histoire que ses muscles ne se développent pas trop et donnent une viande tendre et savoureuse. La seule occasion qui lui soit offerte de marcher, d’étirer ses muscles et de se frotter à d’autres veaux, c’est sur le chemin de l’abattoir. » Les poules pondeuses ne disposent au sol que d’un espace d’environ 25 centimètres. Elles ne peuvent, bien évidemment, pas battre les ailes, elles ne peuvent même pas se redresser entièrement. Dans des incubateurs industriels, les poussins imparfaits sont retirés du tapis roulant et jetés dans des déchiqueteuses automatiques. Les truies allaitantes, animaux intelligents et curieux, sont dans des caisses si étroites qu’elles ne peuvent pas se retourner. L’espace dédié est donc fermé, clos à l’intérieur duquel il est difficile de se mouvoir. Ces nouveaux détenus sont devenus petit à petit une ressource abondante et bon marché. Un arsenal d’hormones et de médicaments leurs est distribué chaque jour, pour des résultats bien médiocres. In fine, on ne reconnaît plus l’animal lorsqu’il est sous cellophane. Le poulet ou le veau en barquettes ne sont plus que de la viande blanche. Lorsque l’on évoque un hamburger, ne nous vient-il pas à l’esprit des frites bien grasses, agrémentées d’une sauce tomate ou d’une mayonnaise dégoulinante sur de la viande hachée. Les publicitaires excellent pour éloigner de nos esprits l’animal enfermé et tué à l’abattoir.
Toutefois, cette claustration n’est pas l’apanage de la seule logique industrielle, d’ailleurs, qu’en est-il des animaux de zoos ou de cirques ? Ne sont-ils pas des sujets d’exposition vivants ? Il y a plus de 10 000 zoos dans le monde. La France comptabilise entre 60 000 et 100 000 animaux détenus dans environ 300 zoos ou établissements assimilés. Ces établissements sont définis de la manière suivante : « entreprises visant à divertir ». Mais quel plaisir à regarder un tigre ou une panthère dans une cage ? Quel genre d’émotion peut-il y avoir à regarder des otaries avec des ballons sur le museau, forcés à exercer des numéros parfois humiliants ? Tout comme le chasseur qui prend plaisir à voir sa meute prête à bondir hors du coffre de sa voiture. Les pirouettes des babouins sur des buttes en ciment, les grands rorquals dans de gigantesques piscines font toujours sensation et attirent de nombreux spectateurs. Or, ces animaux en captivité ne sont-ils pas condamnés à tourner en rond sans espace de liberté ? Il ne s’agit ici que de faire plaisir aux enfants, ou aux plus grands, de les faire rire, de les amuser, mais à quel coût ? Ne nous montrent-ils pas notre nature et ce plaisir de voir notre propre animalité enfermée ? La bête est cette part maudite des hommes.
Pour terminer ce rapide panorama, il est possible de revenir sur le trafic d’animaux qui a également un impact non négligeable sur la condition animale. Il s’agit du troisième plus gros négoce illégal mondial, derrière les trafics de drogues et d’armes. L’Association écologiste internationale l’estime entre 15 et 16 milliards d’euros par an. Ce marché noir, ou commerce illégal d’animaux, ne concerne pas seulement les animaux sauvages, il touche également 10 % du trafic des animaux domestiques. Seulement 25 % de l’élevage de chiots est déclaré. Différents circuits de distribution existent, et les éleveurs français qui ne peuvent satisfaire seuls à la demande, importent de l’étranger leurs animaux de compagnie. Les parcs animaliers, qui élèvent des animaux en batteries, avec des contrôles sanitaires quasi inexistants, arrachent à leur mère, chiots et chatons à seulement 7 à 8 semaines. Que dire des surplus d’animaux dans les zoos qui sont tués ou vendus aux trafiquants. Dans ce même cadre, le marché du luxe va également bon train. Le chinchilla ou le lapin, par exemple, constituent un rapport important pour ceux qui exploitent leurs fourrures, sans compter les produits dérivés de certains animaux comme les peaux de lézards, de crocodiles ou de tout autre reptile.
Nous n’avons pas évoqué ici d’autres situations aussi sordides, comme le transport d’animaux, qui se réalise parfois dans des conditions épouvantables. N’existe-t-il pas de multiples symptômes de détresses, l’automutilation d’animaux par exemple, à qui l’on donne des antidépresseurs ou des tranquillisants ? Certaines limites, dans la manière de traiter l’animal, semblent avoir été largement dépassées. Mais après tout, nous dit-on, ce ne sont que des animaux !
LETTRE N° 28 : 12 décembre 2018
L'ANIMAL : " SAUVAGE "
« Les animaux carnassiers, obéissant à leurs instincts, se jettent sur tous les êtres dont ils espèrent faire leur proie, et l’on dit d’eux qu’ils sont méchants ! Le tigre, l’hyène, le chacal, le loup ne sont que féroces. L’homme seul est méchant, la méchanceté est facultative. »
Adolphe d’Houdetot, Dix épines pour une fleur, 1853.
Les trois dernières Lettres (n° 25, n° 26 et n° 27, cf. archives) abordaient la thématique des animaux, où l’on pouvait constater que la situation n’était guère en leur faveur. On a vu que l’humain avait apprivoisé, tué ou emprisonné une bonne partie d’entre eux. Qu’en est-il alors de l’animal sauvage ? D’après l’étymologie, c’est celui qui « vit en forêt ». Il faut dire que l’appellation de sauvage n’a pas, dans le langage courant, une bonne réputation. Il est assimilé à la barbarie, à celui qui est étrange et que l’on ne comprend pas. Le sauvage procède d’une langue incompréhensible, un charabia renvoyant à des borborygmes inaudibles (bar-bar), comme le signifiaient les Grecs de l’Antiquité. Il est cruel, sanguinaire et n’est pas civilisé. Néandertal, lors de sa découverte, avait cette image de la bête. Pourtant, il y a de la compassion lorsqu’on traite de « bon sauvage », comme Jean-Jacques Rousseau, ou que l’on assiste un « enfant sauvage », comme l’avait fait le docteur Itard avec Victor de l’Aveyron. Dans le cas des animaux sauvages, les intérêts divergent. Les individus ont des conceptions antagonistes, et l’on retrouve l’opposition précédente. Pour certains, ils sont des gibiers très prisés, pour d’autres, ils représentent des sources de nuisance, pour d’autres encore, ils doivent être protégés, puisque beaux et gentils. Une interrogation se pose : Que reste-t-il de ces êtres vivants dits sauvages ?
Avant de poursuivre, comment peut-on les définir ? Les animaux sauvages suivent leurs instincts, centrés sur la survie et la reproduction. Ils présentent un comportement de prédateurs, ont une capacité de se mouvoir et sont colonisateurs. Ils se protègent en tentant de s’adapter. Leur instinct produit des réactions impulsives devant un danger, un besoin. Ils vivent à l’état naturel, hors de l’action des humains. Suivant Luc Bussière, biologiste, l’évolution ne favorise pas l’intelligence, sauf si elle conduit à une plus importante capacité de survie et de reproduction. Il constate que les nématodes, sorte de vers ronds, non solitaires, parasitent les animaux et les plantes. Pour leur part, les rongeurs pourraient prétendre au trône de rois des animaux. Les rats, par exemple, sont capables de coloniser la plupart des lieux. Or, si l’on admet que l’animal sauvage vit avec la nature, il lui faut s’adapter à son milieu et, comme le disait Darwin, à ses multiples changements. Le problème est que cette adaptation est parfois longue et, lors de rupture écologique, celle-ci ne peut se réaliser. Déjà, les premiers colons australiens à l’âge de pierre avaient en quelques millénaires éradiqué toutes les espèces endémiques, comme le diprotodon, sans que celles-ci aient pu résister. Le dodo, dans l’île de la Réunion, a subi le même sort. Inversement, l’augmentation des chevreuils, en Europe, vient du fait de sa réintroduction au travers des réaménagements forestiers. Comme le relève Ludovic Boussin, depuis le xviiie siècle, cet animal avait quasiment disparu et il a eu une remarquable faculté d’adaptation. Sauf qu’il présente des signes manifestes de dégénérescence par sa taille de plus en plus petite.
On peut montrer qu’il existe un recul du monde sauvage. 52 % des animaux sauvages de la planète ont disparu depuis 1970. En cinq cents ans, toutes les espèces ont diminué de 25 %, sans parler de celles qui sont menacées ou en voie de disparition. Il existe treize espèces de loutre de mer à travers le monde, parmi celles-ci sept sont menacées. L’iguane des Petites Antilles est le reptile le plus en danger au monde, tout comme le chien sauvage d’Asie, l’ara à gorge bleue, le tapir des Andes. En France, d’autres espèces n’iront pas loin, comme le lynx boréal, le grand hamster, sans parler des 75 % à 80 % d’insectes qui dans l’Hexagone ont disparu depuis trente ans. Le WWF admettait qu’en quarante ans la moitié des mammifères, oiseaux ou poissons, avaient trépassé. Sur le même registre, Hubert Reeves s’exprimait récemment en disant : « La diminution des vers de terre, ça ne fait pas la une des journaux. Cependant, c’est tout aussi grave que le réchauffement climatique. » En effet, en 1950, il y avait deux tonnes de lombrics à l’hectare, il n’y en a plus aujourd’hui que deux cents kilogrammes. Si le monde sauvage disparaît, contre qui ou contre quoi va se porter le dévolu des hommes ? Les causes sont malheureusement connues. L’urbanisation, les clôtures, les méthodes agricoles, les voies de communication, les industries polluantes, la déforestation sont à l’origine de la déstructuration du monde sauvage et sont les origines premières de la disparition d’espèces. Progressivement, une partie de la planète est artificialisée. Il faut relever que les hommes se déplacent, et plus ils se livrent à toutes les mobilités possibles, plus les animaux sont confinés sur des territoires réduits. On comprend que cet effondrement est, pour l’essentiel, lié à l’anthropisation des espaces. Mais cela, qui veut l’entendre ? Parfois, par apitoiement, on construit des ponts sur les autoroutes et des tunnels en dessous pour certaines espèces qui subsistent, comme les grenouilles ou les hérissons. La réintroduction et la gestion de l’animal sauvage ne restent-elles pas de la même façon des palliatifs qui permettent de faire oublier les atteintes portées à l’environnement ? Enfin, il serait facile d’admettre que cette fin programmée est liée dans certains cas au braconnage. Ainsi, « au moins 90 éléphants ont été retrouvés morts, leurs défenses d’ivoire méthodiquement arrachées, ces dernières semaines au Botswana, victimes d’une des vagues de braconnage les plus meurtrières recensées récemment sur le continent africain ». Cela ne vient-il pas d’un système d’offres et de demandes absurde ?
Or, si les hommes veulent mettre sous leur coupe le monde sauvage, ne veulent-ils pas l’éliminer ? Considérons que l’animal sauvage procède d’une idée de frayeur. C’est celui qui dévore et déchiquette. Mais, si les animaux sauvages font peur, c’est qu’ils sont perçus comme envahissants et sources de dégâts. Dans ce cadre, le sanglier devient un cas d’école. On s’horrifie de voir apparaître, dans les villes, près des poubelles débordantes, à proximité des supermarchés, des sangliers ou des renards. Un ours affamé a d’ailleurs été « surpris à casser la vitre de la fenêtre d’une habitation près d’un endroit où des orques se sont échoués ». On s’alarme lorsqu’on constate que le nombre d’accidents de la route augmente du fait de collisions avec des animaux. Alors, plutôt que de poser la question de la territorialité, on enfonce le clou du danger et des risques potentiels. Il est possible de relier cela à un ensemble de visions archaïques. Les éléments effrayants sont agrémentés par nos contes de fées, quand le méchant loup mange la grand-mère et le petit chaperon rouge. Ce loup tapi, prêt à bondir, devient massacreur de troupeaux de moutons inoffensifs. Les affiches de propagande utilisent cette figure emblématique de l’animal sauvage, comme dans le cas de l’appel à la conscription pendant la Première Guerre mondiale aux USA, où l’on découvre le terrible King Kong affublé d’un casque à pointe germanique et d’une énorme massue, emportant dans ses bras une jeune fille terrorisée.
Le problème est que tout cela est agrémenté par les politiques publiques. Suivant une récente législation du droit de l’environnement, les animaux sauvages ne seraient pas des êtres sensibles. Considérés comme res nullius, des choses sans maître, il est possible de les trucider, car ils ne bénéficient, en tant que tels, d’aucune protection. Il existe toute une logique d’élimination du monde sauvage tant ce terme angoisse. Le relais des pouvoirs publics nationaux ou locaux conforte cette méfiance et engendre des politiques de gestion ainsi que des plans de chasse. Ainsi, le chevreuil doit obligatoirement être rare pour être labellisé « naturel », tandis que l’abondance des populations crée un animal « artificiel et dénaturé ». Il suffit qu’un loup isolé, ou un chien errant, soit repéré pour que le préfet ordonne l’abattage. Il suffit qu’une commune redécouvre des fosses pour piéger les loups pour en faire un argument de vente touristique. Il faut les abattre lorsqu’ils viennent rôder près des habitations ou des plages bondées de touristes bienveillants. Ainsi, « quatre requins de grande taille ont été tués sur ordre des autorités australiennes après deux attaques de squales contre des touristes dans un archipel ultra touristique de la Grande Barrière de corail ».
Comment peut-on affirmer que l’on peut protéger certaines espèces animales en voie de disparition en les enfermant dans des parcs ? Si nous voulons les protéger, il faudrait penser à préserver leur habitat naturel. Dans le cas contraire, nous n’aurons plus que l’image d’animaux, comme l’aigle, le lion, ou le rhinocéros, figés sur des panneaux publicitaires ou sur l’arrière des poids lourds. L’homme est, parmi les hominidés vivants, le seul dont le statut d’espèce ne soit pas menacé de façon critique, et Arthur Schopenhauer disait : « L’être humain est, au fond, un animal sauvage et effroyable. Nous le connaissons seulement dompté et apprivoisé par ce que nous appelons la civilisation… » Mais quelle civilisation ?
LETTRE N° 29 : 9 mars 2019
RELIGION ET CATASTROPHE ENVIRONNEMENTALE
« Les dieux antiques avaient établi un pacte avec les humains
et nous avaient pourtant prévenus que rompre avec ce pacte,
c’était allumer l’incendie. »
Alain Gras, Le Choix du feu.
Le terme de « catastrophe », katastrophê en grec ancien, désignait le bouleversement, la fin ou le dénouement. La « catastrophe » renvoie actuellement à une fracture de la continuité organisée ou du confort acquis, et nos sociétés, fortement prévisionnelles, bureaucratisées et rationalisées, n’y échappent pas. Afin de comprendre et de saisir ce phénomène, il existe un accord tacite pour donner une place centrale aux experts, aux scientifiques ou aux techniciens. Pourtant, est-ce bien les seuls qui tentent de l’expliquer ? Revenons sur ce que Theodore Zeldin écrivait récemment : « On invente presque chaque année de nouvelles religions qui séduisent des millions d’adeptes et se répandent jusqu’en des continents très éloignés de leurs racines locales. Le monde compte aujourd’hui quatre mille deux cents confessions religieuses différentes, chacune se déclinant en une multitude de nuances. » Cela signifie, et de nombreux événements contemporains le montrent, que le fait religieux et les croyances qui en résultent ne sont en rien éteints, bien au contraire, y compris dans des systèmes sécularisés. Ainsi, si l’on revient sur les phénomènes catastrophiques qui touchent plus particulièrement l’environnement, la question sera de se demander comment la religion, dans un sens général, les aborde, ainsi que les conséquences que cela engendre.
Depuis quelques décennies, on constate que les autorités religieuses semblent porter un nouveau regard sur les catastrophes et les problèmes afférents. Déjà, en 1996, le dalaï-lama, dans une conférence à Sidney, admettait : « En fait, les questions écologiques sont quelque chose de nouveau pour moi. » De leur côté, les représentants du monothéisme ne restent pas non plus muets devant ces phénomènes. En 2011, dans le cadre du Centre interreligieux pour le développement durable de Jérusalem, les autorités du christianisme, du judaïsme et de l’islam lancèrent une campagne pour la protection de l’environnement fondée sur les préceptes de leurs religions. En 2015, le pape François, dans son encyclique intitulée Laudato si’, écrivait : « La création subit des préjudices », ou encore : « Ces situations provoquent les gémissements de sœur Terre. » Actuellement, de multiples conférences et rencontres interreligieuses sur l’environnement voient le jour, dont le but est de sensibiliser les fidèles aux risques liés à la surexploitation des ressources, aux déforestations, aux pollutions ou à bien d’autres dangers, et in fine à la disparition des humains. Pourtant, à y regarder de près, et comme le soulignait James A. Beckford : « Les questions portant sur l’état du monde, ou même la survie du monde, n’ont qu’une importance tout à fait relative » pour la religion.
Ce nouveau regard semble, en effet, quelque peu anachronique, car la religion s’est toujours nourrie des catastrophes. Les liens entre les deux sont assez forts, puisque les soubassements religieux s’alimentent de mythes tant de création que de destruction. Ainsi, dans une portée eschatologique, toute religion, en faisant espérer la rédemption, la renaissance ou la résurrection, attend la fin des temps ou le jour du jugement dernier. Dans des logiques extrêmes, certaines tentent même de provoquer le chaos et l’apocalypse, avec des membres qui acceptent le suicide, voire y aspirent avec ferveur. Mais cela n’est pas tout. Il existe des éléments classiques et similaires dans le fait religieux, notamment la croyance en l’existence d’un ordre surhumain. Certes, toutes les religions n’ont pas a priori les mêmes appréciations concernant la catastrophe. Pour certaines, elle est infligée par un Dieu qui punit le monde. Pour d’autres, il n’est pas question de Dieu tout-puissant qui en serait responsable, mais d’éléments imprévus qui peuvent survenir sans volonté divine. Toutefois, s’il subsiste des divergences, il existe souvent, plus nettement chez les autorités religieuses, cette relation indéniable entre ce bouleversement et les conduites humaines considérées comme désordonnées, l’amoralité des hommes ou leur cupidité. Dans ce cadre, le pouvoir religieux insistera sur le châtiment et la punition qui provient de forces invisibles et surplombantes. À la suite de la tempête de 1219, par exemple, qui ouvrit le chemin de l’invasion par la mer du futur Zuyderzee, l’abbé de Wittverum observa les vents violents, la montée de la mer, et écrivit à ce propos : « Dieu a voulu punir les hommes. » En Andalousie, autre exemple, les séismes des années 1406, 1487 et 1522 modifièrent les nappes phréatiques. Ce phénomène déboucha sur la destruction des mûriers et engendra l’anéantissement de l’industrie de la soie. Comme dans l’explication précédente, on pouvait lire : « De tels désastres prouvaient aux hommes que Dieu les abandonnait et les livrait au désespoir du lendemain. » Plus proche de nous, le tremblement de terre de 1989 à Tipaza, en Algérie, de magnitude 6,2, fut décrit comme étant l’instrument du châtiment de Dieu contre le régime impie mais aussi l’infidélité du peuple. En 1999, un glissement de terrain à Vargas, au Venezuela, fit 20 000 morts et des milliers de sans-abri. L’Église catholique y repéra immédiatement la « main de Dieu ». Enfin, en 2008, le cyclone Nargis frappa la Birmanie. Il fit environ 140 000 morts et disparus. Au-delà des controverses humanitaires, il fut l’occasion, pour certains, de montrer que le désastre relevait d’une sanction karmique. Il découlait d’une colère de la nature contre les malédictions du régime à l’égard de la répression qu’avaient subie des moines. Dans ces divers cas, définissant ce qui est le bien et ce qui est le mal, les autorités maintiennent cette image de forces surnaturelles omniscientes qui leur permettent, en définitive, de séparer ceux qui seront sauvés de ceux qui seront condamnés ou damnés. La catastrophe ne devient-elle pas dès lors utile pour semer le doute et provoquer la peur ?
Toutefois, un autre point semble surprenant quant à cette nouvelle perspective d’union et de réflexion se rapportant à la catastrophe, à ses causes et ses effets. Au-delà de son étymologie qui reste assez incertaine depuis l’Antiquité, se référant soit à un lien de piété, soit à une attitude de scrupule et de ferveur inquiète, on peut admettre que toute religion possède un langage propre qui n’appartient qu’à elle. Il renvoie notamment à des symboliques oniriques ou fantastiques, afin que l’existence humaine, voire sa finitude, soit le plus supportable possible. La religion, quelles que soient sa forme et sa doctrine, va alors édifier un univers unique, à la fois imaginé mais aussi imaginaire. Or, si cet univers décrit ici n’existe pas en soi, en revanche il se veut toujours parfait. Mais ce qui est parfait pour telle religion ne l’est pas pour d’autres, et les religions sont ainsi en concurrence. Chacune clame alors que ses propres icônes ou idoles, ses pratiques ou ses rituels respectifs sont plus légitimes que ceux ou celles des autres cultes. Chacune décrète que ses propres croyances, ses préceptes ou ses enseignements sont essentiels. Ainsi, dans cette recherche de la primauté originelle, quantité de guerres et de tensions ont traversé l’histoire, faisant fi des hommes et de la nature. L’événement catastrophique, qui touche les humains mais aussi par ricochet ce qui les englobe, ne peut être renvoyé qu’à l’autre ou à celui qui ne croit pas. Peut-être avons-nous là toute la rhétorique augustinienne lorsque, à la suite de la mise à sac de Rome par Alaric, en 410, la colère et les soupçons se portèrent sur les chrétiens, considérés comme responsables de la chute. La réponse de saint Augustin, dans la Cité de Dieu, fut de démontrer que la cause ne venait pas de la religion chrétienne, mais d’une dépravation des mœurs et des croyances des Romains. Ainsi écrivait-il : « Ruines, meurtres, pillage, incendie, désolation, tout ce qui s’est commis d’horreurs dans ce récent désastre de Rome, la coutume de la guerre en est la cause. » Pour chaque religion, la cause est entendue, la catastrophe vient toujours de celui que l’on montre comme sortant du « droit chemin », voire du « bon chemin ».
Le « verdissement », comme on a pu le remarquer dans maintes entreprises contemporaines, utilisant des logiques marketing ou de communication, permettrait alors à la religion de sortir d’une image archaïque qui lui colle souvent à la peau. Dans un monde où les sciences et les techniques ont construit d’autres métarécits, la catastrophe et les problèmes environnementaux afférents ne lui permettraient-ils pas, en revanche, de revenir sur le devant de la scène ? En d’autres termes, l’émergence de nouveaux risques écologiques et la récurrence d’événements catastrophiques ne seraient-elles pas une formidable opportunité pour la religion ? Ainsi, dans des moments d’incertitude et de crise, la religion ne tenterait-elle pas de recouvrer une nouvelle autorité morale, en recourant encore à des forces invisibles et surnaturelles ? Or on peut douter qu’elle ait suffisamment de poids, d’autant qu’il faut bien admettre que bon nombre de catastrophes dépendent largement de facteurs humains et non de phénomènes imprévisibles, supérieurs ou surnaturels.
LETTRE N° 30 : 01 juin 2019
RELIGION ET " NATURE "
« Le présent enveloppe le passé et dans le passé toute l’histoire
a été faite par des mâles. »
Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe.
Lors de la lettre précédente, il était question de traiter de la manière dont la religion abordait les catastrophes environnementales (voir archive Lettre n° 29). Après avoir défini ce terme de religion, nous avons admis que, malgré un certain « verdissement », le discours religieux n’avait que peu d’impact sur la résolution des problèmes écologiques, et même, paradoxalement, ces derniers pouvaient lui servir pour se remettre sur le devant de la scène. Admettons maintenant que l’homme se situe dans l’univers à l’intérieur duquel il vit, dans ce tout qui est constitué de phénomènes inaltérables, comme le fait de naître, de se nourrir, de se reproduire et, en définitive, de mourir et de disparaître. Partant de ce constat, la réflexion théologique, qui renvoie soit à l’idée de Dieu, soit à des forces surhumaines, ne deviendrait-elle pas une tentative afin de libérer les humains de toutes ces contraintes naturelles ? Dès lors, nous porterons notre questionnement sur le rapport qu’entretien la religion avec ce que l’on nomme couramment la nature.
Mais, avant toute chose, que signifie ce terme de « nature » ? La philosophie est riche de cette notion. Les sophistes de la Grèce antique ont élaboré un des premiers concepts, qui était celui de Phusis (Nature). En l’opposant au Nomos (Loi), cela pouvait toucher l’essence même du pouvoir politique. Bien plus tard, les physiocrates ont évoqué l’existence d’un ordre naturel gouverné par des lois qui lui sont propres et reposent sur un droit naturel. Une symbiose émanerait de tous les êtres, dans laquelle il y aurait une harmonie dans le cosmos, dans la vie biologique, végétale ou animale. Mais, au-delà de ces interprétations, la nature est-elle relative aux mondes physique et chimique, ou aux choses matérielles ? Renvoie-t-elle aux paysages et aux milieux ? S’arrête-t-elle à la Terre et à son atmosphère, ou s’étend-elle aux confins du cosmos ? Est-ce une entité immanente, ou proviendrait-elle de la constitution d’une entité supérieure, voire divine ? Ou encore relève-t-elle d’une dimension symbolique centrale et, en cela, n’est-elle pas qu’une construction sociale particulièrement orientée ?
Une première idée serait de considérer que les humains, par le biais de systèmes religieux ou de croyances, se seraient donné comme principe de soumettre la nature. En effet, si l’on admet que l’homme se constitue symboliquement à l’image d’un dieu ou de forces surhumaines, et souhaite lui ressembler, son statut proviendrait d’un ordre, immanent et inaltérable, dicté en haut lieu. Cela se traduirait par une visée qui semble essentiellement tournée vers une volonté d’emprise sur le monde en instaurant une frontière ou une délimitation, avec tout ce qui renverrait au naturel. Parmi de multiples exemples qui semblent symptomatiques de toute forme de religion, il est assez classique de faire référence à l’archétype de cette logique. Ainsi, au chapitre 1 de la Genèse : « Dieu dit. Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux dans les cieux, sur les animaux domestiques, et sur toute la Terre. » Ce qui est remarquable, c’est que cette structure de pensée fort ancienne a été revivifiée par nombre de mouvements religieux, historiquement plus récents et qui n’ont fait qu’exacerber cette volonté de domination. Ainsi, il n’est pas surprenant, selon Stanislas Breton, que « la Réforme a[it] contribué, à sa manière, au désenchantement [de la nature] que le paganisme peuplait de présences obscures et secourables. [Elle] avait ainsi préparé le terrain à une conception purement mécanique, voire au projet de domination intégrale des forces naturelles qui s’accordait parfaitement avec l’impératif : l’homme créé à l’image du Tout-Puissant devait être comme lui, puissance créatrice et dominatrice ». Tout cela signifie que, si Dieu est l’ultime perfection au sommet de tout, l’humain est situé au plus haut parmi ce qui a été créé et qui existe. Par dérivation, au sein de l’espèce humaine, le roi est supérieur au serf, le fort supérieur au faible, le besogneux supérieurs au paresseux. Bien entendu, on continue à dire que les bêtes sont inférieures aux humains. Cette forme hiérarchique est d’ailleurs systématiquement reproduite dans les organisations religieuses, et cela n’est certainement pas un hasard. Ce qui veut dire que, dans le champ de la croyance religieuse, l’ordre du monde, voire son aspect sacré ne relèveraient que de l’autorité d’hommes, voire de certains d’entre eux. Mais alors, ce concept de supériorité n’est-il pas systématiquement convoqué, alors même qu’on pourrait s’interroger sur l’existence d’une hiérarchie naturelle ?
Ce projet ne s’arrête toutefois pas là. Revenons d’ailleurs sur quelques exemples succincts. Dans les mythologies antiques, les dieux des deux sexes faisaient partie du quotidien des humains. Pourtant, les idoles majeures se nommaient Zeus ou Jupiter. Dans le cas du bouddhisme, qui prend sa vocation missionnaire au iiie siècle avant notre ère, Siddhartha Gautama représente la quintessence de la recherche de la sagesse. Pour l’hindouisme, Shiva, le « bienfaiteur », reste encore le plus vénéré de toutes les divinités. Dans le cadre des monothéismes, il y a évidemment Dieu, mais aussi des personnages centraux, comme Moïse, Abraham, Jésus ou Mahomet. À cela, il faudrait ajouter un nombre considérable de héros qui structurent les panthéons religieux. L’épopée de Gilgamesh et de son ami Enkidou, chez les Sumériens, exalte la grandeur de l’homme. Dans la mythologie aztèque, quatre soleils brillent successivement sur le monde et, à chaque fois, le principe de vie est détruit. Il faut attendre le sacrifice de Nanahuatzin qui, se jetant dans le brasier, sauve le monde. Dans la mythologie chinoise, l’empereur Yao, au troisième millénaire avant J.-C., fait face à l’épreuve de dix soleils qui apparaissent simultanément et brûlent tout. Il fait appel à l’archer Yi qui, par ses flèches et son infaillibilité, libère la Terre de cette calamité. Par ces quelques cas, ne remarque-t-on pas que des figures tutélaires masculines sont, de manière récurrente, toujours mises en avant ? C’est ainsi que, par effet de miroir et d’insistance, nous retrouvons l’assertion du chapitre III de la Genèse : « Dieu dit à la femme : j’augmenterai beaucoup ton travail et ta grossesse et tu enfanteras en travail les enfants ; tes désirs se rapporteront à ton mari, et il dominera sur toi. » Pour cela, la logique de la religion va être d’assimiler l’alter ego féminin à la nature, qui est source de vie mais aussi de mort, et dont il faudra se méfier. Si, dans l’hindouisme, la nature est femelle et doit offrir nourriture et dons, pour l’islam les épouses sont (pour les hommes) des champs de labour. Dans le cas du bouddhisme, le sutra du nirvana admettait que, « de même que toutes les rivières et les ruisseaux font des détours, toutes les femmes sont tortueuses et retorses ». Dans ces analogies, la nature est nourricière, elle s’inscrit dans des cycles de vie, signifie la reproduction, mais peut basculer à tout moment de la protection à la destruction. N’y aurait-il donc pas une concomitance dans toutes ses situations tournées vers une volonté de suprématie absolue ? Ne peut-on pas remarquer que se structure un même désir de puissance et d’hégémonie ? D’une part, il existe une exploitation toujours plus importante des ressources naturelles et une transformation de la terre, de l’eau et de l’air en un grand champ de production, sans se soucier des conséquences. D’autre part, il subsiste une soumission des femmes, par le biais de pressions et parfois de châtiments, dont le modèle de la punition a bien été le bûcher pour les sorcières, contre leurs actions démoniaques ou diaboliques, meurtrières ou cannibales. L’Inquisition en est un exemple frappant. D’ailleurs, Henri Boguet, grand juge en la terre de Saint-Claude à la fin du xvie siècle, écrit : « Finalement Satan prenant la forme d’un bouc se consume en feu et se réduit en cendre, laquelle les sorcières recueillent et cachent, pour servir à l’exécution de leurs desseins pernicieux et abominables. » Or cette situation radicale se retrouve encore dans certains pays lors de procédures de flagellation, de lapidation ou d’emprisonnement, comme pour le cas d’Asia Bibi au Pakistan.
En conséquence, la religion procède de représentations qui ont pour ambition de maintenir l’homme au sommet de tout. Ce qui fait référence à la nature, voire ce qui est imaginé comme proche du naturel, est placé à la marge et à distance. Or ce système, qui se veut en soi sacré, malgré la sécularisation du monde, reste en grande partie ancré dans toutes les manières de penser et les pratiques contemporaines. Il cristallise ainsi un monde fantasmatique qui se reproduit dans toutes les sphères de la vie sociale, qu’elles soient politiques, économiques, industrielles, culturelles ou éducatives. Dans ce contexte, le langage et la pratique religieux semblent assez étrangers à la Terre-Nature. Ainsi, le monde n’est monde que par le travail que réaliseraient les seuls hommes, sans voir les impacts délétères qu’ils provoquent sur l’environnement et les compressions qu’ils imposent aux femmes. Ne serions-nous pas dès lors englués dans un monde dominé, centré encore sur la loi de celui qui dit être le plus fort, transformant une nature bienfaisante en une volonté « mâle-faisante » ?
LETTRE N° 31 : 17 août 2019
RELIGION ET " SACRIFICE "
« Dans les cuisines […] on s’affairait pour le repas de Noël : lapins, pintades, oies, porcelets, chapons, brochets avaient été proprement décapités, dépecés et découpés. […] Autour [du frère Gaspard], ses aides pétrissaient la pâte et préparaient les fumets. […] Les flammes rugissaient dans les grandes cheminées où l’on suspendait à rôtir les volailles embrochées cou sur cul. Une goutte glissait de temps en temps le long des oiseaux luisants de gras pour tomber dans le feu. »
Dominique Fortier, Au péril de la mer.
Le sacrifice, humain puis animal, serait consubstantiel de la religion. Lors des deux lettres précédentes (voir Lettres n° 29 et n° 30), nous avons abordé les relations qu’entretient la religion non seulement avec les catastrophes environnementales mais aussi avec la nature. Nous en avons déduit que les dieux, ou les forces surhumaines, semblaient être au-dessus de tout, et que le verdissement du discours religieux actuel ne pouvait résoudre à lui seul les problèmes environnementaux.
Nous nous intéressons ici au quotidien et à l’ordinaire des hommes, soit au fait de se nourrir. Si l’alimentation est évidemment un besoin fondamental, vital, au même titre que celui de protection, quel rapport la religion entretient-elle avec la nourriture ? Et, de facto, quels sont ses impacts sur l’environnement ?
La nourriture est distinguée de deux manières par la religion, il y a celle du corps mais aussi celle de l’esprit. Dans un premier cas, elle désigne des aliments de différentes origines, animale, végétale ou de tout autre nature. Dans un second cas, le repas évoque, pour le religieux, la communion et le partage. En revanche, avec le jeûne, lors des rites initiatiques dans les sociétés animistes, la privation de nourriture permettrait aux novices d’avoir des hallucinations et de reconnaître leur animal tutélaire. Dans le cas du bouddhisme, ce manque favoriserait, par le biais de la méditation, l’élévation spirituelle. Pour d’autres systèmes religieux, le jeûne renvoie plutôt à une attitude de dévotion envers une divinité, comme dans l’hindouisme. Il faut distinguer le jeûne de l’abstinence et de l’interdiction de consommer des aliments non maigres (viandes, laitages, œufs). Les chrétiens, par exemple, font pénitence pour se rapprocher de Dieu, alors que les juifs font abstinence pour le remercier, notamment le jour du Grand Pardon (Yom Kippour). Cette tempérance se retrouve chez les musulmans qui, à travers elle, conservent une forme de crainte à l’égard de Dieu. La plupart des religions prescrivent donc des usages alimentaires à leurs fidèles, pour des raisons spirituelles ou parfois diététiques. L’Église catholique impose un calendrier précis : deux jours maigres chaque semaine (ou sans viande), les mercredi et vendredi. Les doctrines font état d’interdits, comme celui de consommer du cochon, de la vache ou du chien, ou imposent des techniques particulières d’abattage des animaux (kasher ou halal). La plus importante restriction calendaire imposée par l’islam est le Ramadan. En remettant en question ces rituels et donc en rendant discutables ces valeurs fondamentales, l’individu prend le risque d’être mis au ban et exclu. Irvin Yalom, dans son ouvrage Comment je suis devenu moi-même, mettait d’ailleurs en exergue, avec certes beaucoup d’espièglerie, l’iniquité du doute, lorsqu’il écrivait : « “Si ne pas mélanger du lait avec la viande sert à éviter la possibilité abominable que le veau cuise dans le lait de sa mère, alors Rabbi, pourquoi faut-il étendre les règles aux poulets ? Après tout, les poulets ne donnent pas de lait.” Excédé, le rabbin a fini par m’expulser de l’école. »
Dans tous ces cas, la nourriture du corps passe dès lors bien après celle de l’esprit. Cependant, après le temps de la prière, vient celui des réjouissances. Le carnaval, dont l’étymologie est carne vale, ou l’autorisation de manger de la viande, se produit lors de fêtes religieuses, à l’occasion de la fin de la moisson, de la Pâque, ou de la fête des récoltes, par exemple. Chez les anciens Grecs, la fête avait toujours cet aspect religieux, afin d’honorer une divinité locale. Cela se terminait par un sacrifice, avant la tenue d’un grand banquet qui permettait de souder tous les membres de la communauté. Comme le relate Tristan Garcia, dans son Histoire de la souffrance, au Magadha, province de l’Inde ancienne, lors de la montée sur le trône de l’empereur Samudragupta, au ive siècle de notre ère, le rituel fut d’écarteler un cheval blanc avant de le dépecer et de le cuire. Ainsi, les brahmanes offraient aux dieux les fumets que ces derniers pouvaient savourer, c’est-à-dire l’essence des cuisses, du foie et des organes vitaux, tandis que la population dévorait la viande sur de grandes tables communes, pendant que les enfants riaient et criaient dans les rues : « Il est sacrifié, le cheval innocent », en l’honneur de leur souverain. Toutefois, ces rituels sacrificiels ne sont pas, comme on pourrait le penser, l’apanage des temps anciens. Prenons d’ailleurs quelques exemples contemporains, en ne considérant que la consommation carnée. Au Népal, en 2009, lors de la fête hindoue de Gadhimai, 20 000 buffles ont été sacrifiés le premier jour et, selon les estimations, entre 250 000 et 500 000 animaux durant toute la durée de l’événement. Pour Noël, simplement en France, même si cela n’est plus une fête strictement religieuse, 2,47 millions de dindes sont dévorées, sans compter les canards, les chapons et autres volailles. Lors de la fête de Pâques, toujours en France, 115 000 agneaux sont consommés, comme d’ailleurs pour l’Aïd, quand environ 100 000 moutons sont exécutés, sans compter quelques milliers de bovins.
Pourtant, cela semble bien paradoxal. Depuis longtemps, des voix s’élèvent afin de critiquer cette hécatombe. Par exemple, l’Ancien Testament dénonçait déjà ce régime sacrificiel, puisque pour lui il devait y avoir une prise de conscience de la responsabilité des hommes dans la gestion de leurs conflits, plutôt qu’un report de leurs tensions sur un tiers. Les cérémonies religieuses, de purification (ou de purge) et de propitiation (ou de sacrifice), évoquent le respect impérieux de la vie et de la non-violence. Chez les esséniens, le repas eschatologique est le dernier repas, où dominent le pain et le vin. Le sacrement chrétien, Eucharistie pour les catholiques ou Sainte Cène pour les protestants, symbolise le rite suivant lequel Jésus distribue du vin et du pain aux apôtres en leur disant : « Ceci est mon corps… Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang… » Ainsi, de même que le moulin, destiné à produire de la farine, donnait le corps représenté par l’hostie (nourriture de l’âme), le pressoir laissait s’écouler le « sang » du Christ. L’homme se donne en sacrifice pour le salut des autres. Le végétarisme, par exemple, est une norme culturelle dans le sikhisme. Il est indissociable d’une réelle observance de la non-violence hindoue, caractéristique de la communauté pure, et d’un refus de consommer de la viande et du poisson, ou toute chair animale, en référence à l’enseignement des guru (maîtres). S’abstenir de blesser est le plus grand des principes. Mais alors, les autorités religieuses n’auraient-elles que peu de poids face à une société de consommation de masse de plus en plus débridée, source de tant de problèmes environnementaux ? Ou bien en retirent-elles des bénéfices directs, comme dans l’Europe médiévale, où l’autorisation donnée par l’Église de manger le vendredi du poisson, considéré comme aliment maigre, correspondait essentiellement à l’intérêt des abbayes, propriétaires des étangs et donc du monopole de la production et de la vente ? Ce que l’on constate, c’est que l’animal, dans ce cadre, demeure le simple bouc émissaire. Il permet, en effet, aux humains de transférer sur lui tous les maux de la société pour les effacer par le sacrifice animal. René Girard mettait d’ailleurs cela en évidence. Pour lui, la violence entre les humains ne pouvait se dissiper que si elle s’orientait vers une victime tierce, c’est-à-dire une victime sacrificielle, pourtant un être coupable de rien. Le bouc émissaire favorise l’union du groupe, pour que ce dernier retrouve une paix éphémère. Par ce procédé, les humains sont censés rester à l’abri, puisque la victime les rachète au regard de Dieu, des dieux ou des forces surhumaines.
Ainsi, et de manière assez surprenante, certains croyants évitent de manger leur animal totem, ou au contraire le mangent dans un cadre rituel, à des fins magiques ou lors de festivités. En conséquence, on se retrouve bien loin du jeûne et de l’élévation. Par le biais du système sacrificiel, ces doctrines d’imposition se retrouvent en adéquation avec toute une organisation actuelle de production, de distribution et de consommation. Ainsi, elles ne feraient que renforcer un élevage intensif de plus en plus destructeur des terres et des sols. Le principe du « multipliez-vous », que toutes les religions paraissent instaurer, ne peut entraîner qu’une progression et un accroissement de ces pratiques. Sans vouloir faire preuve d’un moralisme trop exacerbé, les questions qui se posent sont : Pourquoi les religions ne condamnent-elles pas de tels massacres ? Pourquoi ne montent-elles pas au créneau pour dénoncer de telles tueries ?
LETTRE N° 32 : 5 décembre 2020
NOUVELLES RELIGIOSITES ET ENVIRONNEMENT
« Les numérologistes se mirent à la tête du camp du Signal de Fin du Monde et accablèrent de leur mépris les chiromanciens et leur théorie des Signes des temps Nouveaux. […] Les astrologues, prudemment neutres pour une fois, furent d’avis que cela ne signifiait rien du tout. Accidents, tempêtes et tremblements de terre étaient normaux dans Kaliyug. Que pouvait-on attendre d’autre à l’âge du Mal ? »
Amitav Ghosh, Les Feux du Bengale.
Depuis quelques décennies, de nouvelles formes de religiosité ont tendance à émerger. Certaines envisagent des approches originales entre les individus et la nature, tendant vers plus de bien-être, en établissant des relations sensibles et émotionnelles avec celle-ci. Grâce à cette mystique, la planète serait ainsi sauvée des multiples turpitudes qui la traversent. Les trois Lettres précédentes (voir archives) portaient sur la religion et les rapports qu’elle entretenait avec l’environnement. Nous avons pu constater que le « verdissement » religieux actuel n’avait que peu ou pas d’impact sur la gestion des problèmes écologiques. De plus, le rapport à la nature restait toujours aussi distendu, avec notamment des rituels sacrificiels d’envergure. Nous avons jusqu’à présent traité des religions que l’on pourrait considérer comme « établies », qu’elles soient monothéistes ou polythéistes. Qu’en est-il dès lors de celles qui apparaissent ou réapparaissent et des interrelations avec ce qui les environne ?
Un des constats contemporains fut d’admettre que l’esprit religieux, voire ses rituels semblaient assez incompatibles avec une civilisation dominée par la technique, un univers rationalisé fortement sécularisé. Le naturalisme, par exemple, considérait que la place de l’humain était centrale, écartant ainsi toute autre chose. Dans cette approche, il n’y aurait qu’une continuité des corps et des propriétés physiques, et aucune présence d’âme dans les êtres de la nature. Le corps serait de texture physique, tout comme la matière en général. La théorie Gaïa est venue bousculer cela, puisque tous les êtres vivants auraient une influence sur la totalité de la planète. Elle envisage d’ailleurs des pronostics plutôt alarmants, quant à l’avenir de la biosphère, notamment face au défi du changement climatique. Pour leur part, les nouvelles religiosités ne réintroduisent-elles pas l’image nostalgique d’une nature originelle et mythique ? Au-delà de la simple progression du nombre de sectes, de gourous ou de nouveaux adeptes, qui, en France, sont environ cinq cents et fédèrent près de 500 000 personnes, et qui, selon les statistiques canadiennes, concernent environ 15 % de sa population, il existe divers mouvements qui portent un intérêt particulier à ce qui les environne. Ils se sont démultipliés en Occident et vont de la magie à l’occultisme, touchent à l’astrologie ou l’illuminisme, en passant par le néo-chamanisme. Un aspect séducteur attire de nombreux disciples, confrontés à différents problèmes qu’ils entendent résoudre. Les individus redécouvrent alors certaines pratiques traditionnelles par le biais de symboliques particulières, avec l’intercession par exemple d’un chaman, que l’on trouvait principalement dans les sociétés traditionnelles ancestrales, comme chez les animistes et dans le vaudou africain, ou encore dans les cultes totémiques ou autres. Ils attribuent aux choses une âme analogue à l’esprit humain, ainsi qu’aux éléments naturels comme les pierres ou le vent. Certains de ces mouvements ont une approche des textes très stricte, dans leur recherche du retour à la pureté originelle, avec, par exemple, le yoga, discipline à la fois du corps et de l’esprit, pratiquée en Inde dès le IIIe millénaire, ou une nouvelle conception du bouddhisme qui, quant à lui, remonte en Inde au ve siècle avant J.-C. Centrés surtout sur le désir de réaliser de nouvelles expériences, ces mouvements tentent de créer des modes de vie originaux. Mais une question se pose. Ces diverses tendances, centrées sur une recherche d’authenticité, ont-elles une véritable influence sur la réduction des problèmes environnementaux ou demeurent-elles inefficaces ?
Carl Gustav Jung, en ce qui concernait l’homme moderne, émettait l’idée que ce dernier était fasciné par le monde de l’inconscient et par le développement des sciences ésotériques. Il y avait là une importance donnée au souffle intérieur et personnel plutôt qu’à l’obéissance à un magistère. Il est possible de rapporter cela au lien actuel très net qui se construit entre le thème de la transition écologique et celui de la transition intérieure, s’apparentant à une forme ou une autre de spiritualité. Les individus se disent que, pour sauver le monde, il est nécessaire de renouer avec sa propre personne, par le biais de techniques corporelles, spirituelles ou magiques. On peut le remarquer en ce qui concerne la seule consommation alimentaire biologique, où 66 % des interrogés mettent leur santé ou celle de leurs proches bien avant les autres préoccupations. Il paraît donc assez logique, comme l’écrivait Ulrich Beck, que certains veuillent ne consommer que des œufs pondus par des poules heureuses et des feuilles de salade provenant de salades heureuses. De plus, comme l’Au-delà, entendu traditionnellement, a perdu de sa véracité, il n’a plus sa teneur salvatrice d’autrefois. La fin, ou la mort, n’engendre plus la rédemption. Ainsi, au travers de ces nouvelles expériences, la seule perspective ne serait-elle pas encore d’envisager de se sauver soi-même, dans un ici et maintenant, et non plus dans une recherche de paradis perdu ou d’éternel ? Mais alors, tout ne devient-il pas centré sur ce qui est peut-être au fondement des problèmes contemporains : l’individualisme et le seul salut de soi ? D’ailleurs, Françoise Champion donnait les caractéristiques principales de ce qu’elle nommait la « nébuleuse mystico-ésotérique ». Pour l’auteure, il existe une conception moniste du monde, sans séparation du naturel et du surnaturel, avec une centration sur la santé et le bonheur ici-bas, dans une visée de salut, mais surtout, ce qui peut retenir l’attention, avec la primauté accordée à l’expérience personnelle et à la voie spirituelle de chacun. Exit alors les valeurs communes qui devraient pourtant être à la base de nouvelles approches concernant les problèmes environnementaux, pour entrer dans un monde de protection de sa seule personne.
On sait que ce type de tendance resurgit lors de crises ou lorsqu’il existe une sorte d’inquiétude diffuse quant aux changements. De manière récurrente, des courants millénaristes invoquent systématiquement la fin des temps, la fin du monde ou l’apocalypse. On retrouve ici de nombreuses ressemblances avec d’anciennes spiritualités qui rejetaient les forces du mal, dont un des mythes fondateurs est celui de la chute, de la peur du mélange, lorsque des forces opposées pouvaient s’unir, comme par exemple l’assemblage de la lumière et des ténèbres. Dans ce cadre, la catastrophe précède toujours la rédemption. En effet, à la suite de divers tourments, apparaît nécessairement la délivrance des âmes ou des corps. Dans un univers d’anxiété, tout concourt à montrer qu’il existe une recherche de consolation. Toutefois, ces diverses mouvances mystiques qui relèvent de spiritualités occultes, quand elles ne sont pas secrètes, restent réservées aux seuls adeptes de cette recherche du salut. Ce dernier ne peut ainsi se réaliser que par l’amour et la recherche d’harmonie avec des pairs, dans le respect absolu de la Terre et de toutes ses composantes. L’anthropologue Irène Becci, dans le cas du festival genevois Alternatiba Léman et de celui de la Terre à Lausanne, montrait, dans un premier temps, que les organisateurs et les participants se disaient fortement opposés aux grandes institutions religieuses classiques. Malgré tout, elle relevait que la communion ou la méditation avec la nature, ainsi que les rituels de guérison rejoignaient en grande partie les préceptes des Églises traditionnelles. Le décalage n’est donc pas si important. N’avons-nous pas là un système très fermé, rigoriste, se référant de plus en plus à un localisme ayant toutes les qualités, qui, sous couvert d’harmonie ou de solidarité, ne ferait que mettre l’autre, ou les autres, en marge ? N’y a-t-il pas là une bien curieuse conception du monde qui ne serait réservé qu’à quelques-uns ? D’ailleurs, il n’y a parfois qu’un pas pour que ces mouvements basculent paradoxalement vers la violence et l’élimination de cet « autre ». Dans ce sillage, une fraction radicale, la deep ecology, très active, est présentée par Jean-Christophe Ruffin dans Le Parfum d’Adam. Le romancier écrivait dans sa postface : « L’influence de cette pensée [celle de Malthus] imprègne aussi d’autres idéologies contemporaines et, au premier chef, certains courants écologiques. Les citations de ce livre sont toutes exactes, y compris les plus ahurissantes, comme celle de William Aiken : “Une mortalité humaine massive serait une bonne chose. Il est de notre devoir de la provoquer. C’est le devoir de notre espèce, vis-à-vis de notre milieu, d’éliminer 90 % de nos effectifs.” »
Aussi, malgré une recherche d’authenticité, d’harmonie ou de nature originelle, ces nouvelles religiosités se trouvent inopérantes face aux enjeux environnementaux. Centrées essentiellement sur l’individu et son salut, enfermées sur elles-mêmes et mettant à l’écart tout ce qui ne leur ressemble pas, elles s’apparentent plus à des formes d’inquisition qu’à des mouvements rassembleurs. Le principe est donc la mise à l’écart ou le rejet de l’autre ; de ceux, ou celles, qui n’agissent pas conformément à leurs dogmes. Ces mouvements ne sont-ils pas en contradiction totale avec une approche commune, voire collective, qui devrait être celle des rapports à l’environnement ?
LETTRE N° 33 : 12 mars 2020
FICTIONS TEMPORELLES ET ENVIRONNEMENT
Le soir, nous installâmes les tentes à 4 800 mètres au fond d’un vallon sec. […] À six heures, un yack se dressa sur la crête opposée […] et ils furent vingt, surgis dans la dernière clarté. […] C’étaient des totems envoyés dans les âges. Ils étaient lourds, puissants, silencieux, immobiles : si peu modernes ! Ils n’avaient pas évolué. Ils demeuraient purs, car stables. C’étaient les vaisseaux du temps arrêté. Leurs ombres disaient : « Nous sommes de la nature, nous ne varions pas, nous sommes d’ici et de toujours. Vous êtes de la culture, plastiques et instables, vous innovez sans cesse, où vous dirigez-vous ?»
Sylvain Tesson, La Panthère des neiges.
De nombreux physiciens, mathématiciens, philosophes ou anthropologues ont tenté d’appréhender le temps. Pascal estimait qu’il était une de ces choses impossibles à définir. Or pourquoi cette notion est-elle devenue actuellement si prégnante ? Comment cette idée si abstraite a-t-elle envahi le monde et transformé les agissements des humains ? Dans les quatre Lettres de cette année 2020, nous reviendrons sur cette notion, avec le souci de la mettre en relation avec la question environnementale. Actuellement, avec la mondialisation et la globalisation, les théories de l’évolution contradictoires, la multiplicité des échanges et des informations, il faut faire face à une complexification du monde, mais aussi à une pluralité de visions. Sortant d’un cadre purement naturel, le temps a été conçu comme une grandeur mesurable. Notre conscience a dès lors eu recours à une construction d’un temps fictif et à la constitution de nouveaux phénomènes temporels abstraits. Mais qu’en est-il aujourd’hui des fictions que ce temps développe et des conséquences sur ce qui nous entoure ?
Dans les sociétés traditionnelles, le temps est caractérisé par la répétition et la reproduction systématiques des choses. Il relève de cycles, renvoie au rythme du Soleil ou de la Lune, au jour et à la nuit, au changement des saisons. Le ciel et le mouvement céleste sont source de divination, de rituels agraires, et peuvent apporter un certain nombre de réponses à des événements par le biais de présages. Les humains doivent tenir compte des cadences végétatives ou du temps biologique. Mais ici, le temps est subi. Il ne peut être ni manipulé ni dirigé. Dans ce contexte, la question de savoir si les hommes ont du temps est sans intérêt. L’idée de projets n’aurait aucun sens, et en faire n’a ni fondement ni signification. Le souci, dans ces sociétés, est surtout de conserver des valeurs héritées du passé, de tenter de les reproduire. S’il n’y a pas de projection, cela vient aussi des nombreuses contraintes quotidiennes qui pèsent sur les communautés et les empêchent de prendre du recul. Les activités collectives s’adaptent à celles de la nature. Cette conception donne un tempo à la vie des hommes. Toutefois, ils sont conscients très tôt du schéma bipolaire constitué par le passé et l’avenir. Ils essayent ainsi de mesurer le temps en tentant de le séparer de la seule activité céleste. Or ces mesures restent liées à celles de leur environnement, en décomptant en jours, semaines ou années. Les techniques qui sont utilisées ne s’avèrent pas indépendantes de la nature. Ainsi, le fonctionnement des horloges solaires ou à eau, des sabliers limite la possibilité de définir avec précision le temps. Ici, on a donc un temps plutôt cyclique, biologique et, disons, naturel.
Avec les prémices de la modernité, une nouvelle conception apparaît. Les théories de la chute des poids et l’invention du système de cliquet apportent cette opportunité. Avec des Kepler, Galilée ou autres, la mécanique arrive à mesurer de façon opératoire le temps. Sortant d’un cadre naturel, celui-ci peut être abordé comme une grandeur mesurable. L’électromagnétisme ainsi que d’autres procédés affinent la mesure pour rendre compte d’un étalon temporel conçu sur la durée du jour solaire. Puis les méthodes varient pour arriver en 1968 à une définition fondée sur la période de radiation dans le spectre du césium 133. Les horloges à quartz et celles atomiques donnent à voir un temps quantifiable. Le temps ainsi défini s’autonomise de la nature pour entrer dans un univers physique. Les institutions savantes avaient d’ailleurs laissé définitivement de côté le temps cyclique pour introduire un nouveau concept, celui de temps unilinéaire, c’est-à-dire, comme le propose Eddington en 1928, s’écoulant dans la même direction. Mais si cette conception entraîne une autre manière de représenter le temps, elle engendre aussi de nettes transformations culturelles, sociales, politiques et économiques. Grâce à cette nouvelle approche, il est dorénavant possible non seulement de remonter aux origines du monde et de l’homme, mais aussi de penser l’avenir grâce aux idées de progrès, de développement et de croissance. Or ne sommes-nous pas arrivés, de nos jours, à une contradiction qui n’augure rien de bon pour l’environnement ? S’il est possible de saisir « le passé » ou « les passés », l’avenir devient de plus en plus incertain à scruter, tant dans les domaines politique, économique qu’écologique. Cette situation semble assez paradoxale quant à la notion de « mémoire du futur », développée par les neurosciences qui postulent que les souvenirs alimentent la capacité de se projeter et de penser le futur. Sauf alors à envisager des procédures absurdes et très risquées pour ce qui nous entoure.
Les recherches nous amènent de plus en plus loin dans le passé, à l’aide de méthodes et de techniques de plus en plus sophistiquées. Plus les sciences font de découvertes, notamment en physique ou en astrophysique, plus elles font remonter, pourrait-on dire, dans le temps. Avec les religions révélées ou le créationnisme, soutenu encore par quelques Églises protestantes, le monde aurait environ six mille ans. Or il est démontré que la Terre a globalement entre quatre et cinq milliards d’années, et l’univers quelque quatorze milliards. Les premiers hominidés sont apparus il y a deux millions quatre cent mille années, et l’Homo sapiens a environ trois cent mille ans. Alors que son origine est très récente, il a réussi en un court laps de temps à modifier la physionomie de la Terre. Si cela ne renvoie qu’à des hypothèses, le passé est peu à peu appréhendé et dévoile les rapports étroits que les hommes entretiennent entre eux et avec ce qui les environne. Or, si l’histoire du monde et des hommes est revisitée, l’avenir, où tout paraissait possible, devient très incertain. Dans le cas de l’environnement, il suffit de reprendre les rapports successifs du GIEC pour s’en convaincre. Les émissions dues aux activités humaines accroissent la concentration de gaz à effet de serre, et l’évolution du climat est liée aux activités anthropiques. Le CO2 issu des combustibles fossiles joue un rôle majeur dans l’augmentation des EGES. Et si les réserves fossiles étaient utilisées, la progression de la température serait comprise entre 4 °C et 5 °C en 2100. Au-delà de 1,5 °C, nous arrivons à des vagues de chaleur et des pluies torrentielles, l’extinction massive de nouvelles espèces, la déstabilisation des calottes glaciaires et la montée des océans. Toutefois, comme l’avenir est l’un des fondements de l’épopée contemporaine, les Modernes, pour se rassurer et se réconforter, ne reviennent pas sur les erreurs du passé. Ils convoquent au contraire de nouveaux métarécits, alimentés par ce que l’on appelait naguère des augures ou des devins et qui se nomment aujourd’hui futurologues, prospectivistes ou simplement experts en avenir, en invoquant la technologie. La géo-ingénierie s’inscrit dans cette mouvance qui, si elle appliquait ses procédés, engendrerait probablement d’autres problèmes plus importants. Elle admet qu’il est possible de manipuler et de modifier l’environnement de la Terre de manière volontaire et à grande échelle. L’idée est d’agir sur la réflexion du Soleil. Il est envisagé de déployer un (ou des) bouclier(s) solaire(s) afin d’éviter le réchauffement, ou alors de blanchir les toitures des villes. Une autre possibilité vise à bloquer le dioxyde de carbone. Il serait nécessaire de créer des puits de carbone, d’augmenter la capacité des minéraux afin qu’ils puissent fixer le CO2, ou de fertiliser les océans en augmentant la quantité des algues planctoniques. Enfin, plus curatives, avec des options qui vont de la volonté de stopper la désertification en inondant des zones entières et en détournant des cours d’eau à des méthodes d’injection de chaux dans les océans pour éviter leur acidification et la destruction des coraux. Dans ce schéma, s’il existe des problèmes environnementaux, pas d’inquiétude à avoir, les projections techniques pourront toujours les résoudre.
En conséquence, le temps s’est détaché de sa seule activité céleste, de son seul caractère immuable ou biologique, pour arriver à une simple projection fictionnelle que les Modernes nourrissent inlassablement. Aussi, sous couvert de ce qui est appelé aujourd’hui « durable », tout un système, avec ses valeurs et ses normes, est orienté vers un (ou des) futur(s) sans cesse possible(s). Or la terminologie de « développement durable », que l’on s’empresse de revendiquer, n’est-elle pas un leurre puisque tout est paradoxalement centré sur l’éphémère, que ce soit le bâti, l’appareillage, les méthodes, les rapports sociaux, l’alimentation ? En revanche, il est certain que ce qui est durable, ce sont les déchets nucléaires, les plastiques, l’envie de se déplacer en « bagnole » et toute l’ingénierie humaine. N’entrons-nous pas dès lors dans un monde qui, s’il se dit de plus en plus durable, donne à croire aux humains à leur potentielle immortalité ?
LETTRE N° 34 : 18 juin 2020
VITESSE ET ENVIRONNEMENT
« Cette envie qu’il lui prend [à l’homme] de refaire le monde à son idée, un monde recréé de toutes pièces grâce à la puissance de la technologie et au savoir scientifique, un monde agencé comme une belle mécanique, organisé avec méthode, un monde qui ne devra plus rien au monde, où l’homme ne sera plus à la merci des contraintes aléatoires du temps qu’il fait et du temps qui passe, où l’homme évoluera dans un monde libéré du monde, j’aime autant vous prévenir, cette curieuse posture – être au monde en le niant – annonce des lendemains difficiles. »
Jean Rouaud, L’Imitation du bonheur.
La Lettre précédente (voir Archives) abordait la manière dont les sociétés modernes s’étaient emparées du temps et des contradictions qui en découlaient. S’il est possible d’appréhender le passé, en utilisant des moyens scientifiques de plus en plus sophistiqués, il est très difficile de penser l’avenir dans un monde qui, paradoxalement, est sans cesse en quête de projections. Pour lever cette incertitude, de nouvelles fictions, des métarécits, notamment technologiques, émergent, d’autant plus vite que les crises se succèdent. Le cercle infernal de la hâte est enclenché pour pallier des problèmes qui auraient pourtant pu être évités. Dans ce cadre, n’est-il pas nécessaire d’interroger la vitesse, ou les valeurs qui mènent le monde, et les conséquences dramatiques qui lient « cette grandeur qui mesure le rapport au temps » et l’environnement ?
La vitesse, tout d’abord imaginée, est devenue en peu de temps l’élément central des sociétés humaines. Hermès, qui était le messager des dieux, allait à l’allure du vent. Arion, cheval mythique, courait aussi vite que la lumière. Le Dieu de la Bible ne mit que quelques jours pour créer l’Univers. Au-delà de ces croyances, deux phénomènes ont précipité le monde dans des transformations de plus en plus rapides. Le premier, porté par l’idée de progrès, a été la révolution industrielle. Avec la mécanisation, puis la robotisation, le but était d’obtenir un maximum de gains de productivité. Le taylorisme, le fordisme ou d’autres formes d’organisation du travail ont tous fait le plaidoyer de la vitesse, dont le but principal était, dans un jeu de compétition, de vaincre la concurrence. Le second a été la révolution numérique, qui a favorisé l’accélération des recherches, via des procédures de calcul de plus en plus sophistiquées. La loi de Moore a mis en évidence cette augmentation exponentielle, où la capacité de traitement de l’information double tous les dix-huit mois. Tout est pris dans cette spirale, à la recherche d’un temps qu’il faut absolument gagner. Actuellement, la transmission des informations est immédiate. L’intercommunication humaine, par le biais des réseaux sociaux, est instantanée. Le nombre d’articles scientifiques publiés était de l’ordre de 800 000 en 2000, et de 1 800 000 en 2015, relevant un accroissement de diffusion des savoirs et des connaissances. La vitesse est donc devenue un véritable moteur économique et culturel de la modernité avancée. Aujourd’hui, personne ne veut perdre son temps ni le tuer. Dans ce contexte, il devient logique de trouver un net entrain à aller plus vite et ainsi avoir l’impression de gagner du temps. Celui-ci doit être rationalisé, pour les tâches quotidiennes, pour se déplacer, afin de réaliser un séjour de vacances, pour envisager un projet de carrière. Tous les domaines sont impactés. La vitesse devient omniprésente, par la route, par l’autoroute, par le TGV, par l’avion, par les satellites, dans le cas des urgences sanitaires et de la prise en charge pour des opérations ou des soins, quotidiennement dans la préparation des repas. Il faut inévitablement améliorer les records de vitesse dans le domaine sportif. Si des mouvements en appellent à ralentir ce tempo et à « prendre son temps », cela ne mène pas le monde à ralentir. Il existe une réelle demande de vitesse, comme lorsque « son ordinateur rame », ou que la 5G et la fibre deviennent la panacée. Le monde est non seulement épris de rapidité et d’accélération, mais il en fait l’apologie.
Toutefois, si la vitesse est chargée de tant d’espoir dans le cas de secours, de records, de mobilité ou d’innovation, n’engendre-t-elle pas de la souffrance, des risques et des dangers ? La vitesse, promue par les hommes et leurs modes de vie, a des répercussions sur l’environnement en particulier et, par effet boomerang, sur eux-mêmes. Dans le cas des transports et de leurs effets indésirables, une expérience montrait que, en réduisant la vitesse sur une portion d’autoroute de 120 km/h à 80 km/h, la quantité de substances polluantes baissait de 20 % et celle des accidents de 60 %. Pourtant, ce type d’expérience soit reste lettre morte, soit est combattu avec véhémence par les adeptes de la vitesse. Le domaine de la construction est similaire. En 1954, 153 grands ensembles de plus de 1 000 logements ont été construits en région parisienne, dont l’idéal était de « construire vite et à moindre coût ». Actuellement, cette idéologie reste la même, avec la construction rapide de lotissements qui rongent des espaces cultivables, ou d’immeubles mal conçus en termes d’isolation tant phonique que thermique. De son côté, le numérique, considéré comme le nec plus ultra, entraîne une exploitation effrénée des terres rares. Même les manifestants pour le climat prennent des photos par centaines, afin de les envoyer à des dizaines d’amis, le plus rapidement possible, consommant de l’énergie mais aussi favorisant la pollution qu’ils sont censés dénoncer. Pour ce qui concerne la consommation des ressources en général, le constat est encore plus alarmant, puisque le temps de leur renouvellement devient de plus en plus difficile. Dans le domaine agricole, les innovations vont bon train pour faire pousser des arbres plus rapidement, pour que les légumes et les fruits arrivent plus tôt à maturité, mais aussi pour que les animaux aient juste le temps de vivre et de grossir entre la nurserie et l’abattoir. Tout est pris dans cet engrenage, digne des Temps modernes de Charlie Chaplin. D’ailleurs, chacun est confronté à cette impression de précipitation et concède, même si parfois il trouve le temps long, qu’il n’a « plus le temps » ou qu’il est « pris par le temps », ou encore qu’il est « pressé par le temps ». Ce constat semble a priori bizarre, car le temps libéré a augmenté nettement en deux siècles. En effet, dans les années 1800, chacun disposait en moyenne de deux ans de temps libre cumulé sur sa vie, de trois ans en 1900, et de quinze en 2005. En fait, cela signifie qu’il existe des pressions sur les sujets, pouvant induire des pathologies comme les dépressions, le burn out, les problèmes de sommeil, voire les consommations de toxiques aussi divers que variés. Cette imposition temporelle engendre dès lors de fortes ambiguïtés, avec l’impression d’être dans le monde, tout en ayant le sentiment d’être dépossédé de son existence, avec l’espérance de voir des jours meilleurs, tout en doutant, tant il existe des incertitudes économiques, politiques, environnementales ou sociales qui brouillent l’avenir.
Mais nous arrivons alors à un paradoxe. Pourquoi un tel cercle vicieux entre cette frénésie de la vitesse et les multiples problèmes tant sociaux qu’environnementaux qui en découlent ? Quand la crise financière de 2008 est apparue, des décisions rapides ont été prises afin que le système économique ne s’effondre pas. Lorsque la crise sanitaire actuelle est devenue globale, les mêmes prises de décisions, dans un temps assez court, ont vu le jour. Cela signifie que certaines crises permettent d’imaginer des solutions et de les mettre en application promptement, alors que, s’agissant des problèmes liés à l’environnement, il en va tout autrement. Depuis plusieurs décennies, si ce n’est depuis plus d’un siècle, des signaux d’alerte sont affichés, alors que les décisions afin d’y remédier sont, quant à elles, peu réactives. Il serait alors possible de donner une explication parmi bien d’autres. Pour entraîner le monde dans lequel nous vivons, la vitesse incarne une véritable valeur. Lorsque la doctrine de Benjamin Franklin a été posée : « Le temps, c’est de l’argent », le monde s’en est emparé. On remarque cela dans les champs de la construction, des déplacements, de l’exploitation des ressources, de l’innovation, des transactions boursières, de la consommation. Ce seul slogan légitime toute la tension vers l’accélération. Le temps a acquis une valeur marchande, et il faut savoir utiliser son temps à bon escient. Jean Baudrillard avait pointé cela quand il abordait les ruses qui étaient de mise dans la société de consommation de masse. Il montrait que le temps avait été promu au rang de quelque chose d’irremplaçable. Ainsi, s’il devenait rare, il était perçu comme précieux et pouvait par ces considérations se transformer en valeur d’échange. Dans ce nouveau cadre, le temps pouvait être vendu. Même le temps libre, qui est économiquement improductif, devenait une valeur.
En conséquence, la vitesse a fait entrer les humains dans un monde de désastres. Les crises environnementales qui en résultent ont un coût considérable, cependant les prises de décisions pour le réduire sont paradoxalement assez lentes. On parle de santé ou de justice à deux vitesses, d’école à plusieurs vitesses, de ville à trois vitesses. Pour l’environnement, il n’y a, semble-t-il, qu’une seule vitesse, celle qui va droit dans le mur. Le déséquilibre n’est-il pas incompréhensible ?
LETTRE N° 35 : 28 septembre 2020
PRÉVISION ET ENVIRONNEMENT
« Les Modernes ont été assez surpris de voir tomber sur eux le spectre de Gaïa. »
Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence.
Une anthropologie des Modernes.
Les sociétés modernes ont voulu s’emparer du temps, mais cela a engendré des contradictions notoires. Obnubilées par le futur, elles conçoivent invariablement de nouvelles fictions, des métarécits, d’autant plus rapidement que les crises se succèdent. Dans cette course effrénée, l’appel à la vitesse devient récurrent, avec des conséquences qui sont pour le moins dramatiques, tant pour les humains que pour l’environnement, car le temps est devenu de l’argent. Ces quelques points, mis en avant dans les deux lettres précédentes (voir Archives, Lettres nos 33 et 34), montrent qu’il existe une intention de se situer systématiquement dans un après chimérique qui n’existe pas en soi, mais qui pourrait rationnellement être envisagé. Qu’on la nomme prophète, devin, oracle ou aujourd’hui voyant ou astrologue, toute société possède sa figure qui est à même de combler ce désir de percer le miroir du temps et les mystères de l’avenir. Pour cela, si naguère les individus attendaient la réponse d’un dieu ou d’un ancêtre, par l’intermédiaire de ce prédicteur, de nos jours experts et technologies n’ont-ils pas pris cette place particulière ? Dans l’affirmative, ne font-ils pas naître autant d’espoirs que de doutes, sans pour cela régler nombre de problèmes environnementaux ?
Revenons dès lors sur trois termes. La « prévoyance », tout d’abord, est l’un des comportements essentiels des sociétés traditionnelles. Les membres utilisent leurs expériences passées pour se prémunir contre les risques futurs, comme ceux liés aux aléas climatiques. Cette attitude est empirique, mais elle est surtout défensive, afin de prévoir l’avenir pour ne pas, plus tard, être démuni. Les méthodes de stockage ou d’épargne, les sociétés de secours mutuel en milieu rural, dès la fin du xixe siècle, peuvent faire penser à la métaphore de la fourmi face à l’imprévoyance de la cigale. La « prévention », ensuite, est un versant plus opératoire. La conférence de Rio de 1992, pour sa part, a inauguré l’idée de « développement durable », adoptée comme fondement de la coopération internationale, autour d’un programme d’action souhaitant limiter les menaces qui pèsent sur la planète, circonscrire les misères de l’humanité et réduire les manques de la gouvernance mondiale. Quatre grands principes en ont découlé, dont le premier est de prévenir les atteintes à l’environnement, en réalisant des études d’impact et des dispositifs de prévention des risques. Enfin, à ces deux premières terminologies, est venu s’ajouter le vocable de « prévision ». L’intention est d’envisager l’avenir en utilisant le plus souvent des modèles relevant de calculs statistiques. Il est évident que cette procédure ne pouvait être mise en place sans l’avènement, beaucoup plus tôt, des probabilités, sous l’égide de Jacques Bernoulli, puis de Pierre-Simon de Laplace ou bien d’autres par la suite. Ici, la science met ses moyens au service d’une anticipation du futur à court, moyen ou long terme. Les systèmes numériques de prévision sont de plus en plus sophistiqués et mobilisent une multiplicité de chercheurs en biologie, physique, chimie, mathématiques et autres. Dans cette mouvance, le GIEC ou l’Agence européenne de l’environnement émettent, depuis une trentaine d’années, des prévisions. En ce qui concerne le réchauffement climatique, les scénarios envisagent une augmentation des températures allant de 2 °C pour les plus optimistes à 7 °C pour les plus pessimistes, avec des incidences notamment sur la survenance de catastrophes, la montée des mers ou la raréfaction de l’eau potable. Pour François Gemenne et Agathe Cavicchioli, le nombre de réfugiés climatiques, d’ici quelques années, oscillera, suivant les estimations qu’ils admettent souvent fantaisistes, entre 150 millions et un milliard d’individus. Dans un registre économique, le coût des catastrophes naturelles a, dans le monde, progressé en vingt ans de 1 600 milliards d’euros. Il était d’environ 80 milliards d’euros en 2018 et, suivant certains pronostics, pourrait atteindre 440 milliards par an d’ici 2050. Par-delà ces quelques exemples, il est possible d’admettre que, quel que soit le domaine, de la météorologie à l’économie ou la finance en passant par l’agriculture, l’éducation ou la politique, tout le monde est en attente de prévision. La fonction essentielle est de savoir de quoi demain sera fait. Dans ce cadre, cela devrait permettre de s’adapter en connaissance de cause et, dans l’absolu, de pouvoir modifier les attitudes et les comportements afin d’éviter les risques et les dangers.
Pourtant, Edgar Morin, dans un entretien, soulevait l’idée que « le probable n’est pas certain et souvent c’est l’inattendu qui advient ». D’ailleurs, comme nous l’avons mis en exergue, les Modernes ont été assez surpris de voir tomber sur eux le spectre de Gaïa. Poussés par leurs abstractions projectives et leurs pratiques gloutonnes, ils ont omis de penser à ce qui les entourait. Déjà, on sait que toute prévision est potentiellement entachée d’erreur (mais l’incertitude peut être calculable), voire parfois construite sur la base de modèles mathématiques inexacts, ou source de reproches, comme dans le cas récent de l’épidémiologiste de l’Imperial College, Neil Ferguson. Or il est bien évident qu’il existe toujours des éléments ou des événements imprévus qui ne pouvaient pas ou n’ont pas été pris en compte lors de l’élaboration d’hypothèses. La survenue de la pandémie de Covid-19 est un très bon exemple de ce phénomène, anéantissant bien des prévisions économiques ou politiques qui avaient été formulées auparavant (tout en démultipliant de nouvelles prédictions aussi fantasques les unes que les autres). Il faut ajouter à cela qu’il paraît difficile de prévoir les comportements humains. Dans le cadre des migrations, comme le relevaient les auteurs précédemment cités, les populations ne réagissent pas de la même manière, et les difficultés sont multiples pour isoler le seul facteur environnemental. D’autres variables doivent être envisagées, par exemple les incertitudes politiques. Pour ce dernier point, la géopolitique et l’économie ont été incapables de prévoir l’effondrement du bloc de l’Est et les crises qui ont suivi. Bien sûr, on trouve toujours quelques augures qui rétrospectivement disent les avoir prédits.
À ces divers éléments s’en ajoute un dernier. Cela fait de nombreuses décennies qu’a priori les mêmes causes produisent les mêmes effets. L’exploitation des ressources, l’utilisation inconditionnelle des moyens de transport, la surproduction, la surconsommation, l’urbanisation débridée ne font que détruire ou perturber l’environnement et produisent des déchets ou des pollutions. Si l’on tient compte maintenant des données prospectives relatives aux problèmes environnementaux et à leurs corollaires, celles-ci ne sont généralement pas rassurantes lorsqu’on imagine ce qui risque d’advenir. Or, grâce à toutes les prévisions qui sont diffusées de manière récurrente, cela devrait, rationnellement, engendrer un cercle vertueux. Mais, paradoxalement, plus on en appelle aux experts prévisionnistes et plus les problèmes environnementaux sont patents. L’augmentation constante des EGES en est un exemple flagrant. Plus les systèmes de prévisions sont affinés et moins les comportements changent. Il est donc possible de s’interroger sur ce point. On sait que certaines populations ne disposent pas du minimum vital et doivent quotidiennement tenter de survivre. Pour elles, il est facile de pronostiquer une sous-alimentation, une malnutrition, des carences ou une mortalité précoce. Les sociétés occidentales, de leur côté, ont réussi, au moins sur leurs territoires, à éradiquer les guerres, avec leur lot de misères, de tickets de rationnement et de ruines. Il reste pourtant une forme de crainte collective des pénuries qui rejaillit régulièrement, avec, sous l’effet de prophétie créatrice dont parlait Robert Merton, des conséquences redoutables. Il suffit d’un signe, d’une information pour que les magasins d’alimentation soient pris d’assaut dans les villes ou les villages. En quelques jours, il devient difficile de trouver du sucre, des pâtes, de l’huile, voire, plus récemment, du papier hygiénique. Ainsi, une prévision de pénurie se transforme ici en pénurie véritable. La crise de l’énergie qui s’est ouverte en octobre 1973 semblait, comme le relatait Sylvie Brunel, confirmer le bien-fondé de ce qui allait devenir la grande hantise des riches, celle de ne plus pouvoir maintenir leurs dispendieux modes de production et de consommation. Dans un monde de surabondance, la rareté devient insupportable. La société de masse ne vit que par le rituel consommatoire qui devient un exorcisme permanent contre une angoisse ou une éventuelle menace, que décrivait Albert Memmi.
En conséquence, au regard du cercle vicieux qui est enclenché depuis de nombreuses décennies et qu’il est si difficile de briser, existe-t-il encore un véritable fondement à réaliser certaines prévisions (au-delà des dérives et incertitudes, ou même de leur bien-fondé) relatives aux problèmes environnementaux ? Elles apparaissent, en effet, très souvent similaires, redondantes, et n’engendrent paradoxalement que très peu de changements de conduites et d’attitudes. Ainsi, à toujours vouloir envisager ce que sera le futur, n’en oublie-t-on pas le présent, ce qui est en train de se faire, mais aussi le passé et plus particulièrement ses leçons ?
LETTRE N° 36 : 6 décembre 2020
MÉMOIRE ET ENVIRONNEMENT
« La culture occidentale n’a ménagé aucun effort pour faire disparaître les cosmologies autochtones qui interrogent le passé et l’avenir pour éclairer le présent, où les ancêtres morts depuis longtemps, toujours de ce monde, peuvent inspirer les générations à venir, qui sont déjà présentes. »
Naomi Klein, Tout peut changer.
Les Modernes pensent qu’ils peuvent s’emparer du temps et projeter dans un futur hypothétique leurs fictions. À la recherche du bonheur qu’ils doivent atteindre de plus en plus vite grâce à un seul levier qui est, semble-t-il, celui de l’argent. Ils ne voient pourtant pas le mur qui s’érige devant eux, malgré toutes les sombres prévisions qu’ils ébauchent quotidiennement. Les trois lettres précédentes (voir archives Lettres, nos 33, 34, 35) pointaient ces éléments, et la dernière se terminait sur une interrogation relative aux leçons du passé. En effet, sont-elles si souvent revisitées, et plus particulièrement au regard de l’environnement ?
Disons que nous sommes dans un monde qui en appelle souvent à l’histoire ainsi qu’à la mémoire ou aux mémoires. Le mémoriel, ou l’utilisation de la mémoire, a pris ainsi une place centrale dans les musées, les bibliothèques (et médiathèques) ou les expositions. On le retrouve lors de commémorations, de reconstitutions d’événements historiques (Verdun, le Puy du Fou....) ou de cérémonies nationales et locales. Il ressort également au travers d’histoires qui parfois replongent tel ou tel lieu dans un passé fantasmatique. Tout est alors répertorié grâce à un ensemble d’archives, de documents, de revues et d’ouvrages. Si la révolution du néolithique a fait naître les plaques d’argile en vue de conserver une mémoire des comptes, la révolution de l’informatique et du numérique a décuplé ces capacités, non seulement de calcul mais surtout de sauvegarde des données. Mais la vie quotidienne est aussi un espace ou un lieu de mémoire particulier, avec des objets qui gravitent dans les demeures, parfois de manière particulièrement fétichiste. Il existe perpétuellement des temps de mémoire, avec les anniversaires qui permettent de structurer les expériences individuelles. Que dire enfin des recherches généalogiques où chacun tente de retourner vers le passé ? À partir de ces points, il semble logique de constater l’inquiétude face aux pertes de mémoire (maladie d’Alzheimer, syndrome de Korsakoff, mais aussi bug informatique...).
Pourtant, si le stockage d’informations actuel est important, tous les faits ne sont pas traités de la même manière, et nombre d’entre eux restent enfouis. La mémoire est très sélective, notamment dans le cas précis des crises environnementales. Il est indéniable que l’on ne peut pas comparer nos modes de vie, de production ou de consommation avec ceux de nos aïeux ou plus encore avec ceux de nos ancêtres. Pourtant, à y regarder de près, ne serait-il pas souhaitable de revisiter le passé, même très lointain, pour y déceler quelques similitudes avec ce qui se passe de nos jours ? Prenons seulement deux exemples.
Le premier porte sur la terre et le sol. La civilisation de Sumer constituait en 2000 av. J.-C. une société florissante. La croissance de la productivité agricole venait d’un entretien massif des réseaux hydrauliques. Toutefois, l’irrigation intensive a provoqué la salinisation des sols. Le niveau normal des nappes phréatiques était d’environ deux mètres en dessous du sol, puis est passé à cinquante centimètres. Cette situation a entraîné l’effondrement de Sumer. Entre les iiie et viie siècles ap. J.-C., l’empire des Sassanides a construit de gigantesques systèmes de canaux, permettant de cultiver quatre ou cinq fois plus de surface qu’à Sumer. Or, les conséquences ont été similaires à celles de la croissance sumérienne. La civilisation des Minoens (2700 à 1200 av. J.-C) aurait disparu suite à l’éruption du volcan de Santorin, mais les datations posent problème. En effet, une autre hypothèse montre que les innovations techniques ont permis d’irriguer la plaine, favorisant le rendement agricole dans les terres basses. Or cette activité a modifié le climat de la Crète. La pluviométrie augmentant a entraîné l’érosion des pentes. D’où un abandon des sites sur les contreforts, ainsi qu’une déstructuration sociale. Un autre exemple symptomatique démontre que la Meseta espagnole a été broutée au Moyen Âge par les millions de moutons qui faisaient la transhumance du sud de la péninsule jusqu’aux Pyrénées. Progressivement, ce territoire s’est transformé en steppe. Or aujourd’hui l’élevage intensif pose les mêmes questionnements. Certains producteurs d’Amérique latine n’hésitent pas à procéder de la même manière pour exporter leur viande. Le surpâturage laisse derrière lui des terres stériles, saturées de déjections.
Voyons un second exemple relatif à la forêt. Aux environs des années 850, la société maya classique a sombré. Chez les Mayas, les signes ostentatoires de richesse et de pouvoir se reconnaissaient dans l’utilisation du stuc. Or cet enduit de maçonnerie grossière s’obtenait en chauffant longuement du calcaire. Ce système était coûteux en bois. Le défrichage a engendré la ruine du système agricole et des glissements de terrain. Des cycles de sécheresse ont fini d’achever ce travail de destruction. De son côté, l’agriculture médiévale culminait à la fin du xiiie siècle, et il n’y avait pratiquement plus de milieux naturels. Cela était dû à l’augmentation de la démographie, mais surtout à la déforestation liée aux incendies intensifs et à l’approvisionnement en bois de chauffage. Il faudra attendre plusieurs siècles pour revenir à un état forestier comparable à celui antérieur à cette période. Enfin, l’île de Pâques est l’un des cas les plus représentatifs de la déstructuration environnementale. La progression de la population est corrélée à la déforestation. De toute évidence, la surexploitation des forêts par les Pascuans a provoqué l’extinction de leur culture, de leur population et de leur identité. En fonction de tous ces exemples qui pourraient être multipliés, on peut se demander si l’histoire ne se répète pas. Un monde qui se soucie autant de mémoire a pourtant la capacité de la tordre et de ne choisir que des éléments qui ne servent que son présent. Ainsi, comme l’exprimait Maurice Halbwachs : « Du moment où l’événement considéré a en quelque sorte épuisé son effet social, le groupe s’en désintéresse. » Les modes de production agricoles ou forestiers ne tiennent en définitive aucun compte des leçons du passé, étant donné qu’on en arrive, parfois après deux mille ans d’histoire, aux mêmes conséquences que dans les cas précédents. Les événements tragiques de l’histoire devraient donc non pas se renouveler, mais rappeler qu’il faut éviter de s’engager dans les mêmes ornières et de faire les mêmes erreurs.
Il est donc intéressant de s’interroger sur cette situation. Pourquoi une société qui se veut si soucieuse de mémoire et d’archives, qui fait référence aux grandes dates, aux figures emblématiques, aux révolutions, aux empires, plus récemment à l’histoire des pandémies, ou à d’autres événements qui ont marqué la dynamique des sociétés semble au même instant nier des événements relatifs aux bouleversements environnementaux du passé ? Pourquoi oublie-t-on la manière dont certaines civilisations parfois millénaires se sont effondrées du fait de leurs modes de vie, alors que cela devrait nous donner du grain à moudre ? Il n’est pas question ici de faire acte de nostalgie, par le biais de ce que Zygmunt Bauman nommait la retrotopia, mais de s’interroger sur cette sorte d’obscurantisme actuel relatif à l’environnement. Pourquoi ces oublis ? Pourquoi une telle baisse de l’intérêt que l’on porte à ces événements du passé ? Ces histoires gêneraient-elles tout un système de pensée et de production, fondé sur l’inépuisable et la croissance ? Sans revenir au passé lointain, à part quelques chroniqueurs, qui se souvient de la déclaration de Cocoyoc, publiée à l’issue d’un colloque des Nations unies en 1974 ? Pourquoi celle-ci est-elle partie dans les oubliettes de l’histoire ? Ce rapport aurait pu être une base de réflexion pour stimuler un nouvel ordre international et environnemental. Le but était de pallier la dictature du PIB. Comme le relevait Aurélien Bernier, le rapport stipulait qu’« un processus de croissance qui bénéficie seulement à une petite minorité et qui maintient ou accroît les disparités entre pays n’est pas du développement. ?…? L’autonomie au niveau national implique aussi un détachement temporaire du système économique actuel ». Mais ses conclusions ont été rejetées par Henry Kissinger, secrétaire d’État aux USA, occultées par l’ONU et classées au rang de préoccupations mineures. Pas besoin dès lors de se remémorer un tel événement, car dans ces conditions il serait impossible de continuer de produire, de distribuer ou de consommer de manière si effrénée. Ainsi, dans le contexte actuel, il semblerait dangereux de tirer les leçons du passé.
En conséquence, pourquoi s’intéresser aux Sumériens, aux Minoens, aux Sassanides, ou même aux Mayas ou aux habitants de l’île de Pâques, ou à d’autres qui ont tous plus ou moins fait les frais de leurs erreurs, notamment pour ce qui touche à l’environnement ? Cette frénésie de mémoire, cet engouement pour les musées ex nihilo n’ont-ils pas finalement pour but de ne fossiliser que quelques souvenirs sélectifs ? Les musées peuvent alors se transformer en cimetières culturels, plutôt que de nous faire revivre des faits qui pourraient nous inciter à revoir nos modes de vie actuels et nos rapports à l’environnement. Ainsi, la mémoire ne sert-elle pas que des intérêts personnels, qu’ils soient politiques, économiques, culturels ou religieux, et à ce que rien ne change ?
LETTRE N° 37 : 8 mars 2021
DÉCHETS ET ENVIRONNEMENT
C’est le dessein humain qui fait apparaître le désordre en même temps que la vision
de l’ordre, la saleté en même temps que le projet de pureté.
Mary Douglas, De la souillure.
Essai sur les notions de pollution et de tabou.
Les quatre Lettres de 2021 seront consacrées aux déchets. Suivant son étymologie, le « déchet » renvoie à ce qui tombe ou à ce qui est déchu. Mais pourquoi s’en préoccuper alors même qu’a priori les déchets existent depuis des millénaires ? Lorsque nos ancêtres fracturaient des morceaux de silex, pour en récupérer des pointes, ils laissaient derrière eux des résidus. Les restes de nourriture, les excréments, les corps en putréfaction, tout comme les scories, les épluchures ou les rognures, ne sont pas des éléments très nouveaux. Avant de continuer, prenons quelques définitions du « déchet ». Pour Littré : « C’est une perte qu’une chose éprouve dans sa quantité, sa qualité ou sa valeur. » Pour Larousse : « C’est un reste sans valeur de quelque chose ou ce qui tombe d’une matière que l’on travaille. » Tout cela signifie donc que c’est de l’ordre du rebut, auquel on ne reconnaît plus aucune utilité ni fonction. Toutefois, s’il est assimilé aux débris sans intérêt, le déchet peut aussi évoquer le discrédit. En définitive, comme l’explique Yves Dupont dans le Dictionnaire des risques, le déchet est un élément avec lequel on ne souhaite surtout pas avoir de contact. Une question se présente dès lors : en quoi les déchets posent-ils des problèmes actuellement ?
La réponse à cette question semble au départ assez simple. La quantité des déchets produits, quelle qu’en soit l’origine, est de plus en plus importante. Le monde croule de nos jours sous les immondices, les ordures, les détritus et ce qui est supposé relever de ces diverses appellations. Envisageons de prendre, dans un premier temps, un chiffre qui semble assez éloquent, même s’il renvoie à une échelle qu’il est difficile d’imaginer. D’après l’ADEME, les déchets ménagers collectés, simplement en France, représentent globalement 30 millions de tonnes par an. Même s’il existe des variations et que la courbe décroît sensiblement, on constate que cette production de déchets a augmenté de 50 % depuis les années 1960. À cela, il faut ajouter d’autres résidus, hormis les déchets organiques, comme les déchets nucléaires, plastiques, médicaux et bien d’autres encore. Il n’y a donc plus rien de comparable avec ce que l’on pouvait observer au début de l’humanité ou il y a quelques siècles. Depuis quelques décennies, la tendance à l’amoncellement semble avoir pris une nette ampleur. Les déchets ont envahi la Terre, que ce soit dessus ou dessous, les mers, les rivières, les fleuves ou les lacs. Nous les retrouvons également dans l’atmosphère. Une nouvelle interrogation se pose alors. Comment en est-on arrivé à un phénomène aussi désastreux et surtout planétaire ? Il serait facile de retenir l’impact des révolutions, et de leurs activités industrielles ou technologiques, qui se sont succédé, avec leurs lots de résidus, depuis les tas de déblais de charbon jusqu’aux monceaux de produits informatiques ou téléphoniques qui sont créés et immédiatement jetés. La métaphore proposée par Zigmunt Bauman dans Vies perdues est tout à fait appropriée : « Deux sortes de camions quittent quotidiennement les entrepôts des usines, l’une vers les grands magasins, l’autre vers les décharges. » Il serait aussi possible de parler de l’influence de la société de consommation de masse qui touche tous les endroits du globe, et de toute la « salivation féerique », dont parlait Jean Baudrillard, qui débouche sur cet entassement de restes. Toutefois, loin de réfuter ces points, ne serait-il pas intéressant de revenir sur quelques autres fondements de notre société contemporaine, qui ont envahi le monde, afin d’expliquer cette orgie de déchets ?
Partons de l’idée suivant laquelle notre société contemporaine se serait construite progressivement en se démarquant de l’ancienne. Dans ce contexte, lorsqu’on passe d’une génération à l’autre, tout est renouveau, et la dernière génération a pour manie de discréditer celle qui l’a précédée. Déjà, en 1688, La Bruyère, dans son Discours sur Théophraste, mettait en évidence ce paradoxe lorsqu’il expliquait que les personnes qui se sentaient modernes devenaient quelque temps plus tard des anciens. Il est vrai que, au xviie siècle, les débats portaient sur la question de savoir qui avait la supériorité des choses de l’esprit : les Anciens ou les Modernes. Depuis, les ruptures, les bouleversements, ainsi que les façons inédites de penser, de sentir et de voir ont affecté le monde. La cause de tout cela vient du fait que cette société est en quête perpétuelle de bien-être, non pas dans un au-delà hypothétique, mais bien sur la Terre elle-même. Pour atteindre cet avenir radieux, dont l’aboutissement est toujours repoussé, elle doit systématiquement faire œuvre de projection. C’est ainsi que, depuis les approches architecturales de la Renaissance, puis l’avènement du progrès, en passant par un ensemble de courants du xxe siècle, la terminologie de « projet » a été portée aux nues et le projet est devenu l’outil indispensable de cette recherche du bonheur. Actuellement, quel que soit le domaine, qu’il soit éducatif, politique, artistique ou culturel, et bien sûr économique ou industriel, tout est centré sur cette idée de projet. Dans ce contexte, ce qui relève de la tradition, de la routine, de l’ancien est condamné, puisqu’on fait surtout l’apologie du changement. Lewis Mumford, dans Technique et Civilisation, pouvait écrire : « La naissance du nouveau nécessite la mort de l’ancien et ceci potentiellement sans fin. » Ce processus, qui se veut, d’après la doctrine actuelle, durable et donc infini, se centre sur le nouveau, la transformation, le développement, voire la croissance. Il est évident, dès lors, que tout cela stimule sans arrêt la consommation, la production, la distribution ou l’exploitation des ressources. Ainsi, celui ou celle, élève ou étudiant(e), salarié(e) de la fonction publique ou du privé, chef(fe) d’entreprise ou politique, ou autre, qui n’a pas de projet ou qui ne développe pas de projet, est considéré(e) comme anormal(e) ou asocial(e), voire hérétique et voué(e) à la réprobation ou à la chute. L’immobilisme, ou l’absence de changement, est ainsi accolé au terme de repoussoir.
Toutefois, si le projet possède tous les qualités, fait corps avec l’action et l’adaptation, il faut considérer l’autre côté du miroir. En effet, s’il permet de vouer les individus ou les organisations à la création, à l’invention et au dépassement, en même temps ne place-t-il pas en marge, de côté, à distance des choses et des êtres qui deviennent ainsi dépassés, vieillots, inutiles ? Entendons-nous bien avant de poursuivre. Il n’est pas question de critiquer l’idée de projet en tant que telle, ni toutes les innovations qui en résultent. Nombre de celles-ci sont à la base de réalisations dont le but est d’explorer, de soigner, de défendre, de protéger ou de mieux loger, et donc de rendre la vie meilleure. Il serait d’ailleurs absurde de tenter de tout figer et de décider que tout doit rester dans un ordre déterminé et souverain. Même si dans l’absolu l’humanité ne faisait que consommer de manière frugale une quantité de nourriture simplement utile et nécessaire, il subsisterait encore une quantité non négligeable de déchets, qui ne pourraient certainement pas être réutilisés en totalité. Ce que nous souhaitons surtout mettre en perspective, c’est que tout projet engendre symétriquement du rejet. En multipliant les projets, on ne fait alors que démultiplier les rejets. C’est en cela que la Modernité, et encore plus notre société contemporaine, produit de plus en plus de déchets, qu’elle définit comme restes sans valeur. Dans cette exaltation à développer des projets, elle ne fait que rejeter ce qui pourtant avait été considéré peu de temps auparavant comme un progrès et une avancée. En d’autres termes, il est possible de dire que cette frénésie à élaborer ou développer des projets entraîne mécaniquement une probabilité plus grande de rendre démodés ou désuets toute chose et tout être. Ainsi, plus le monde court après l’innovation, par le biais de projections ou d’anticipations, plus cela engendre des éléments que l’on ne veut plus voir, plus sentir, plus entendre. Dans notre monde contemporain où tout doit sans arrêt être modifié, changé, adapté, ce rejet simultané ou concomitant devient un risque important, tant pour les choses que pour les êtres. Nous sommes en présence de toute la dramaturgie de la société actuelle. Rejeté hors du monde et considéré comme impur, le résidu, le superflu, ce qui est périmé, voire inemployable, devient irrémédiablement déchet. Ce qui était utile quelques instants plus tôt devient inutile en un laps de temps de plus en plus court.
En définitive, les humains se sont engagés dans cette course aux projets. Or, afin de proposer des nouveautés qui ne sont parfois que des réalisations absurdes ou de se sentir en avance dans une concurrence supposée, ils autoproduisent leurs propres rejets et leurs propres déchets. Ce qui n’est plus d’actualité n’est plus valable et devient obsolète, périmé, démodé, désuet, dépassé. Mais le problème semble insoluble car, pour éliminer les rejets et les déchets, il faut favoriser de nouveaux projets qui envahissent le monde. N’avons-nous pas là un cercle vicieux, en quelque sorte, qui est de plus en plus difficile à arrêter ?
LETTRE N° 38 : 10 juin 2021
DÉCHETS, DÉCHUS ET ENVIRONNEMENT
« Il est possible que nous nous situions au début d’un processus historique d’accoutumance. Il est possible que la génération à venir […] réagisse aux images de nouveau-nés difformes qui remplacent les images de poussins ou d’oiseaux couverts de tumeurs que l’on voit aujourd’hui avec la même indifférence que la génération actuelle professe à l’égard de la transgression des valeurs, de la nouvelle pauvreté et du chômage de masse. »
Ulrich Beck, La Société du risque.
Admettons que la dynamique actuelle de nos sociétés contemporaines soit de maintenir des systèmes en place (appelons ceux-ci de cette manière). Considérons qu’il en existe quatre : exploitation, production, distribution et consommation. Comme ceux-ci sont bien installés et totalement imbriqués et intriqués entre eux, ils sont très difficiles à modifier les uns indépendamment des autres. Ceux-ci s’entretiennent mutuellement et produisent une bonne part de déchets. Nous avons montré (voir Lettre n° 37 en archive) que notre société contemporaine était obnubilée par l’idée de projection. Quel que soit le domaine concerné, le but serait d’atteindre dans un avenir toujours repoussé une vie meilleure. Dans ce cadre, tout projet va tendre à rejeter ce qui semble dépassé, désuet, périmé, considéré comme vieux ou ancien. Avec cet élan, plus il y a de projets envisagés, plus la probabilité de rejets augmente. Ce qui est écarté est mis au rebut, devient un résidu sans aucune valeur, en d’autres termes un déchet. Mais, de manière assez pernicieuse, afin d’éliminer les déchets et de ne plus être en contact avec eux, les appels se multiplient afin d’élaborer de nouveaux projets. Ainsi, le cercle vicieux n’en finit pas. La voiture électrique ou la dématérialisation, pour ne citer que ces deux exemples, sont de bons révélateurs de cette dynamique qui souhaite réduire les déchets tout en en créant de nouveaux. Dans ce contexte, une question se pose. Quels sont les effets environnementaux et humains de nos quatre systèmes ?
Prenons simplement quelques exemples, car malheureusement la liste serait bien trop longue. Tout d’abord, nous avons le « système d’exploitation des ressources ». D’après un rapport WWF datant du début des années 2000, entre la moitié et les trois quarts des ressources naturelles utilisées chaque année sont rejetées dans l’environnement comme déchets dans l’année qui suit. Les mines et les forages produisent une multitude de résidus très polluants, comme les boues. Les terrils émettent du benzène, du dioxyde ou du monoxyde de carbone. L’exploitation pétrolière rejette des solvants, et l’exploitation forestière, notamment les feux, favorise la création de particules fines. Sur ce dernier point, les rapports de l’ADEME mettent en avant la présence d’hydrocarbures, de composés organiques volatiles et de dioxines. Pour sa part, l’extraction des terres rares recrache des eaux acides, des métaux lourds et des éléments radioactifs. Ensuite, nous avons le « système de production ». Les déchets industriels dangereux (DID) sont en France de l’ordre de sept millions de tonnes, comme les hydrocarbures ou les solvants, mais aussi les résidus minéraux solides, comme les cendres, ou les liquides acides. Si le raffinage du pétrole produit de l’oxyde de soufre, l’industrie nucléaire engendre des déchets hautement radioactifs dont on ne sait que faire. Pour la production de l’agriculture intensive, les terres ne sont plus parfois que des résidus carbonés. La FAO, dans son Horizon 2015-2030, montrait que l’agriculture et l’élevage étaient les principales causes de pollution liées aux divers rejets (nitrates, phosphates, pesticides, sans compter le méthane). Il faudrait ajouter les déchets organiques et les plastiques. Puis vient le « système de distribution ». Les transports émettaient quatorze gigatonnes de CO2 en 2016 dans le monde, seconde contribution d’EGES. Les déchets liés à l’automobile se retrouvent sous forme de plastiques, huiles, ou diluants. Le transport de passagers par voie aérienne produit cinq millions de tonnes de déchets. À ce stade, il faut souligner un paradoxe. Le transport de déchets (355 millions de tonnes) représente 30 % des EGES. Il faut adjoindre à cela tout ce qui a trait aux moyens de communication. Dans le monde, il y avait 2,4 milliards d’ordinateurs en service en 2015, et cinq milliards de personnes abonnées à un mobile téléphonique. Aux mêmes dates, selon l’ONU, il y avait environ quarante-deux millions de tonnes de DEEE (déchets d’équipements électriques et électroniques), dont des restes très toxiques, comme l’arsenic, le mercure, le cadmium, sans compter le verre, le plastique et la céramique. Enfin, nous arrivons au « système de consommation », et plus particulièrement à celui des ménages, avec les déchets alimentaires, les produits utilisés et jetables. En 2019, en France, chaque habitant en rejetait 513 kilos par an, et seuls 37 % des déchets étaient recyclés.
On peut donc remarquer que ces quatre systèmes produisent des fumées, des émanations, des scories, des produits solides, liquides ou gazeux dangereux et bien d’autres déchets. Les études montrent que cela a un impact sur la flore et la faune. Mais les effets sur les humains ne sont pas moins spectaculaires, tant en termes de morbidité que de mortalité. Le cancérologue Dominique Belpomme, déjà en 2004, précisait : « Je me suis aperçu que le cancer était une maladie que notre société fabriquait de toutes pièces et qu’il était induit par la pollution de notre environnement. […] Polluer est devenu aujourd’hui un crime contre l’humanité. » Il serait malheureusement possible d’ajouter bien d’autres troubles. Toutefois, une nouvelle interrogation se pose. N’y a-t-il que ces seuls effets ? On peut en douter. Revenons dès lors sur nos quatre systèmes.
L’« exploitation des ressources », au nom du développement, est devenue la panacée universelle. Le PNUE estimait que vingt-deux milliards de tonnes de matière avaient été extraites en 1970 et soixante-dix milliards en 2010. Or, pour cela, et depuis plusieurs décennies, comme le rappelait Anna Bednik : « Les projets d’exploitation massive de la nature et les développements d’infrastructures qui les accompagnent connaissent une accélération sans précédent. […] Année après année, ils font grandir les rangs des déplacés, déracinés de force. » Le cas le plus extravagant est le barrage des Trois-Gorges en Chine, où 1,37 million de personnes ont été déménagées. Ensuite la « production », au nom de l’idéal du travail, joue à plein. C’est dans le cadre de l’industrie manufacturière que le mot « travail » a pris tout son sens. Jusqu’au xviiie siècle, rappelait André Gorz, « le terme travail désignait la peine des serfs et des journaliers qui produisaient soit des biens de consommation, soit des services nécessaires à la vie et exigeant d’être renouvelés, jour après jour, sans jamais laisser d’acquis. Les artisans, en revanche, qui fabriquaient des objets durables que leurs acquéreurs léguaient le plus souvent à leur postérité, ne travaillaient pas, ils œuvraient ». De nos jours, le travail est devenu une valeur d’échange, source d’utilité, de créativité, de liberté, voire de statut et d’identité. Pourtant, en 2020, dans le monde, plus de 190 millions de personnes étaient au chômage, selon l’OIT, sans compter tous les non-inscrits et les travailleurs précaires. Puis, dans le domaine de la « distribution », au nom de la fluidité, d’immense réseaux routiers, maritimes, de communications sont interconnectés. L’image des flux et celle de la mobilité sont omniprésentes. Le nombre de voitures était de 947 millions en 2015, et chaque année 695 000 kilomètres de nouvelles routes sont construits. Mais à l’inverse, combien d’hommes, de femmes et d’enfants se retrouvent coincés sur des territoires totalement oubliés, dans des bidonvilles, des zones de transit ou des « jungles » ? Enfin, la « consommation », au nom de la croissance, est scrutée inlassablement. Elle a globalement augmenté dans le monde entier. Toutefois, même si la notion de pauvreté pose un problème de définition, suivant les indicateurs pris en compte, les chiffres sont édifiants. Le nombre de pauvres sur la planète oscillerait, suivant les études, entre 1,5 et 2,8 milliards.
En fonction de ces quelques données, on peut remarquer qu’il existe des humains déchus qui sont produits directement ou indirectement par nos quatre systèmes tout-puissants. Ils peuvent être déplacés, sans emploi, se retrouver dans des espaces oubliés, dénués de tout, mais aussi cumuler toutes ces caractéristiques. Ils sont, parmi les mots consacrés, soit inemployables, soit inadaptés. Ils tombent, perdent leur dignité et, par analogie, deviennent des résidus qui sont mis à distance. Ils ne sont dès lors plus que des déchets. Pour la plupart, le déracinement engendre de la déchirure, de la rupture, ainsi qu’une perte de sécurité matérielle et morale. Ils n’ont plus ni identité ni reconnaissance. Mais pendant ce temps, les systèmes continuent de tourner, broyant, excluant et rejetant sans cesse.
En conséquence, notre monde contemporain envisage inlassablement de promettre un monde meilleur partout et pour tous. Mais s’il projette, s’il innove et s’il produit et consomme afin d’atteindre cet avenir radieux, dans la même dynamique il rejette à la fois des choses et des êtres. Il fabrique ainsi des déchets qui impactent l’environnement, mais il sécrète aussi des déchus avec qui personne ne veut avoir de contacts. Contexte pour le moins bizarre et contradictoire, pour lequel bien des questions se posent.
Mais alors, au regard de l’état actuel, ce monde ne risque-t-il pas d’entrer à son tour dans les poubelles de l’histoire ?
LETTRE N° 39 : 15 septembre 2021
RÉSIDUS ORGANIQUES ET ENVIRONNEMENT
« Dans notre monde préoccupé tant par les émissions de carbone que par les polluants chimiques et nucléaires, la pollution de base que constituent les excréments pathogènes ne suscite aucun émoi. »
Maggie Black, Le Tabou des excréments.
Dans les deux Lettres précédentes (voir archives n° 37 et n° 38), nous avons montré que la société contemporaine faisait en grande partie l’apologie de l’innovation et des projets. Or toute innovation engendre mécaniquement le rejet de ce qui apparaît dépassé. Ainsi, plus il y a de projets, plus la probabilité de résidus augmente. Ce qui est écarté n’a plus aucune valeur, devient un rebut, et celui qui est mis à l’écart est déchu. Paradoxalement, plus il y a de déchets, plus on en appelle à de nouveaux projets pour les éliminer. L’ensemble des systèmes d’exploitation, de production et de distribution fonctionnent de la même manière, produisant des déchets de toutes sortes, pour la plupart très polluants. Il ne reste plus aux ménages qu’à consommer et à leur tour rejeter de nouveaux déchets. Les uns vont dans des poubelles, dans des containers, quand ce n’est pas dans la rue ou sur le bord des routes, les autres finissent dans les toilettes, si ce n’est pas dans la nature. C’est sur ces derniers types de résidus que porte cette nouvelle Lettre, et donc plus particulièrement les excréments, les fèces, les selles... Mais alors, quels sont dans ce cas les problèmes qui émergent ?
Les résidus organiques soulèvent immédiatement des questions, abordons-en donc quelques-unes avant de poursuivre. L’élevage intensif, par exemple, lié à une survalorisation de la consommation de viande, entraîne nombre de méfaits environnementaux, au-delà de la seule production de méthane. En Amérique latine, le surpâturage laisse des terres saturées d’excréments, et cela n’est pas de bon augure pour l’environnement. En Bretagne, les élevages de porcs produisent quinze tonnes de lisier par an et touchent, du fait des nitrates, les écosystèmes. En 2019, la fuite d’un bassin de lisier dans un cours d’eau, la Penzé, a engendré la mort de quarante tonnes de poissons. Le souci se trouve également ailleurs, lorsque le randonneur, livré à lui-même, se soucie bizarrement peu de ce qui l’entoure. L’écrivaine Kathleen Meyer relevait que, dans le Grand Canyon aux USA, le bureau délivrant les permis de descente en rafting avait dû publier un fascicule afin de sensibiliser les groupes aux problèmes relatifs aux excréments lors des bivouacs. L’auteure précisait, à ce titre : « Le potentiel total des dépôts sur les rives du Canyon est de l’ordre de 200 000 par an, soit environ 50 000 tonnes de merde », avec tout ce que cela engendre comme pollutions des sols et des eaux. Au-delà de ces cas, nous aborderons la seule production humaine quotidienne qui, dans le monde, est d’environ 350 millions de tonnes par an, dont une grande partie n’est pas traitée. On sait que les Grecs et les Romains de l’Antiquité avaient à leur disposition des latrines publiques. Là, la pudeur n’entrait pas en ligne de compte, comme d’ailleurs sous l’Ancien Régime, avec ses chaises percées. Déféquer en commun ne posait pas de problème, même si dans d’autres contrées, comme l’expliquait l’ethnologue Jean Poirier, « on prend bien garde de cacher ses excréments qui pourraient donner lieu à des pratiques d’envoûtement ». Lors de l’avènement des villes et de la concentration urbaine, les termes de « tout à la rue », ou « gare à l’eau » sont devenus monnaie courante. Dans d’autres lieux, des fosses non étanches créaient des tracas quant à la pollution des puits voisins, ainsi qu’à la fragilisation des fondations des maisons. Avec la « civilisation des mœurs », dont parlait Norbert Elias, la gêne, la pudeur et l’intimité sont devenues des valeurs centrales, doublées de l’hygiénisme du XIXe siècle, très soucieux des miasmes et des épidémies, notamment de choléra. Les techniques se sont dès lors multipliées pour en arriver à la « garde-robe hydraulique », ou au « water-closet », avec au départ le problème d’alimentation en eau, comme le relevait l’historien Jean-Pierre Goubert. Pour évacuer tout cela, le tout-à-l’égout est dès lors devenu la norme universelle, afin de cacher dans les tréfonds de la terre ce déchet que plus personne ne veut voir. Tout cela est, par la suite, devenu si banal que, de nos jours, il n’y a rien de plus facile que d’appuyer sur un bouton-poussoir et de refermer l’abattant.
Mais pour qui est-ce devenu si simple ? Ce constat est certainement valable pour ceux qui utilisent 20 % de l’eau potable dans les toilettes, comme en France, soit environ 100 milliards de mètres cubes d’eau chaque année. Valable aussi pour ceux qui consomment plus de quatre cent mille tonnes de papier hygiénique par an (dont les ventes en 2014 représentaient 786 millions d’euros), et qui, à la moindre alerte, stockent par peur d’une pénurie. En revanche, pour d’autres, la situation est bien plus dramatique, notamment pour les moins bien lotis des villes, ceux que nous avons appelés les déchus. Comme Maggie Black, dans Le Tabou des excréments, pouvait le mentionner : « L’urbanisation toujours plus rapide fait naître une nouvelle inquiétude. Une grande partie de la population des villes vit dans des taudis : townships, baraques, bidonvilles, favelas. Un milliard de citadins souffrent du manque d’installations sanitaires, et de ses conséquences en termes de misère, de dignité et de santé. » En effet, la question de l’évacuation des déchets est très sérieuse et, dans de nombreux endroits, les habitants ont recours à un seau ou à un sac plastique qu’ils vont vider ou jeter dans une décharge, où des animaux errants viennent faire le ménage à leur façon. De ce fait, des millions d’individus sont en contact quotidien avec des excréments. Ainsi, les infections parasitaires dues au contact des pieds avec les matières fécales se multiplient. Le résultat est que, chaque année, un million et demi d’enfants en bas âge perdent la vie à cause des infections diarrhéiques. Mais, comme s’il existait un autre monde, l’ADEME, déjà en 2008, montrait que, rien qu’en France, 3,27 milliards de couches jetables pour enfants avaient été utilisées. Enfin, il faut ajouter à cela, pour les populations oubliées, l’impossibilité d’accéder à des endroits intimes, puisque de toute manière ils n’existent pas. Les risques d’agressions physiques, notamment pour les femmes, sont alors très grands. Ces situations peuvent entraîner l’obligation de se retenir toute la journée et provoquer de graves problèmes de santé, comme des maladies rénales, une rupture du muscle de la vessie, ou une forte constipation.
Pourtant, malgré des conceptions techniques de plus en plus innovantes, la banalité pour certains pourrait avoir des effets redoutables. Tout d’abord, les excréments, s’ils sont plus petits que ceux de nos aïeux, qui consommaient essentiellement du pain noir, n’en sont pas moins remplis de composants délétères pour la santé et l’environnement. Bettina Liebmann, chercheuse à l’Agence autrichienne de l’environnement, expliquait qu’elle avait pu détecter neuf types de plastiques différents dans les selles. Ainsi, polypropylène, polystyrène, polyéthylène étaient présents dans les excréments d’individus du monde entier, provenant non seulement de bouteilles plastiques, mais aussi d’autres produits. À ces éléments, il faudrait ajouter un nombre important de substances médicales ou pharmaceutiques, ou des micropolluants provenant des industries ou de l’agriculture. Certains de ces micropolluants sont d’ailleurs des perturbateurs endocriniens, qui peuvent affecter le système nerveux, entraîner des cancers ou des troubles gastriques. Généralement, les stations d’épuration qui sont au bout de la chaîne rejettent les eaux qu’elles ont traitées. Les chercheurs de l’INRAE ont tenté de mesurer l’impact de ces micropolluants sur l’environnement, et notamment sur les milieux aquatiques. Ils ont trouvé dans ces eaux des pesticides, des hormones, des antibiotiques, à des taux faibles ou plus importants, comme pour l’aspirine, le paracétamol, l’ibuprofène et d’autres. En définitive, de nombreuses études concluent que les stations d’épuration actuellement en service ne sont pas conçues pour éliminer les micropolluants organiques présents dans les systèmes aquatiques (tels que les substances pharmaceutiques, les hormones naturelles ou de synthèse), liés de plus en plus à certains modes de vie et de consommation. Ainsi, les eaux usées contiennent une multiplicité de polluants qui ne sont pas complètement éliminés par les traitements d’épuration et se retrouvent dans les eaux rejetées dans l’environnement. Mais il se pose également le problème des boues, que d’ailleurs les collectivités ont des difficultés à gérer. Ces boues d’épuration sont généralement utilisées ensuite pour l’épandage agricole. Dans ces dernières, on trouve fréquemment des bétabloquants (Acébutolol, Propanolol…) et des bactéries résistantes aux antibiotiques, qui se concentrent à leur tour dans les produits alimentaires.
En conséquence, les résidus organiques posent de multiples problèmes, mais tous renvoient à ce cercle vicieux où questions de santé et questions environnementales s’entrecroisent. Toutefois, si dans certains pays la situation paraît pour l’instant insoluble, les sociétés occidentales ne s’enorgueillissent-elles pas trop vite de leurs modes de consommation et surtout de leur technicité ?
LETTRE N° 40 : 30 novembre 2021
RECYCLAGE DES DÉCHETS ET ENVIRONNEMENT
« Nos déferlements technologiques perturbent non seulement les cycles biologiques, mais les boucles chimiques primaires. En réponse, on développe des technologies de contrôle qui soulignent les effets de ces maux tout en développant les causes ».
Edgar Morin, La vie de la vie.
Dans les trois Lettres précédentes (voir Lettres n° 37, 38 et 39), nous avons vu que la société contemporaine faisait l’apologie de l’innovation, et abandonnait systématiquement ce qui lui paraissait dépassé. Ainsi, plus il y avait de projets, plus la probabilité de résidus augmentait. Dans cette logique, l’exploitation des ressources, la production et la distribution créent de plus en plus de déchets polluants, nocifs pour les populations. Il ne reste plus qu’aux ménages de se débarrasser des restes d’une consommation outrancière. Mais alors qu’en est-il du recyclage ? Précisons que ce terme est assez récent puisqu’il ne date que de la fin des années 1950 en français et n’est guère plus ancien en anglais. Le dictionnaire Larousse le définit comme « une action de récupérer la partie utile des déchets et de la réintroduire dans le cycle de production dont ils sont issus ». En France, la loi de 1975 en posera un premier cadre. Pour le code de l’environnement ou les textes de l’Union européenne, cette procédure renvoie globalement à toute opération qui permet la valorisation des déchets. Si tout cela part de bons sentiments qu’en est-il véritablement ?
Depuis que l’homme s’est sédentarisé, le problème des déchets est récurrent. Toutefois, même si le mot est apparu il y a peu de temps, l’activité du recyclage a parcouru l’histoire avec, au XIIIe siècle par exemple, les « glaneurs d’ordures ». Mais c’est à partir du XVIIe siècle qu’une profession se développe avec les chiffonniers. Ces derniers, collectent et revendent os, peaux, métaux, cuirs ou cheveux et bien d’autres produits. Comme l’explique Marine Beguin, le chiffonnier est « considéré comme le premier recycleur […] car la matière est transformée en nouveaux objets », comme par exemple les os, très recherchés, qui deviennent des boutons. Si le chiffonnier a, jusqu’à la fin du XIXe siècle, une image dépréciée, car il est considéré comme sale et dangereux, il va pourtant par son activité approvisionner l’industrie et notamment les papeteries qui à leur tour recycleront les rebuts. En 1883 le Préfet Eugène Poubelle sonne, en quelque sorte, le glas du métier de chiffonnier. Dorénavant, les ménages devront utiliser des boites, munies de couvercles, afin que les déchets soient récupérés, puis incinérés ou stockés dans des décharges. Toutefois, à y regarder de près, cette activité de recyclage existait chez les particuliers, cela jusqu’à une période très récente. Il était courant alors de récupérer de vieilles laines, des fils, des boîtes, des plumes, ou des feuilles d’aluminium et autres, afin de leur offrir une nouvelle vie. Le compostage étant l’archétype de ce phénomène. En fin de compte, ce procédé était, somme toute, assez classique.
La société de masse et de consommation a modifié substantiellement la donne. Hannah Arendt, dès 1961, dans la Condition de l’homme moderne écrivait : « Avec le besoin que nous avons de remplacer de plus en plus vite les choses de ce monde qui nous entourent, nous ne pouvons plus nous permettre de les utiliser, de respecter et de préserver leur inhérente durabilité. Il nous faut consommer, dévorer pour ainsi dire, nos maisons, nos meubles, nos voitures comme s’il s’agissait de bonnes choses de la nature ». En effet, les besoins sont devenus infinis et il a fallu impérativement les satisfaire. Cela a engendré une croissance des marchandises, favorisé la production à bas prix, et mécaniquement entrainé l’augmentation des quantités de déchets. De plus, s’ajoute actuellement l’obsolescence des produits qui s’est accélérée, plus spécifiquement pour les téléphones portables. Le cercle vicieux ne devient-il pas insoutenable ? D’ailleurs, les éboueurs ne sont-ils pas devenus les Sisyphe des temps modernes, tentant jours après jour d’enlever les ordures qui, le lendemain, seront encore plus nombreuses et impossible à recycler dans leur intégralité ? Prenons le cas typique des plastiques. Une étude réalisée par l’Université de Géorgie montrait que depuis le début des années 1960, 8,3 milliards de tonnes de plastique ont été produites et la quasi-totalité (81 %) sont devenus des déchets au bout d’une année. Ainsi, seuls 9 % des plastiques rejetés ont été recyclés. De nos jours, 79 % attendent leur enfouissement ou finissent dans la nature, avec un temps de décomposition qui varie de 100 à 1 000 ans. Les États-Unis se classent derrière l’Europe et la Chine qui en recyclent 30 % et 25 %. Pourtant, la France affiche des performances médiocres en la matière avec un taux moyen de 20 % environ. Ce qui signifie que « seulement un cinquième des 3,3 millions de tonnes de déchets plastiques de post-consommation en France est envoyé en centre de recyclage ». Le reste est soit « valorisé énergétiquement », c’est-à-dire incinéré pour produire du chauffage urbain, soit est enfoui définitivement, comme le précisait un rapport de l’ADEME. Au-delà de cette quantité de déchets produite, qu’il est impossible à réhabiliter en totalité, deux points peuvent être soulignés. Tout d’abord, voyons celui de la pollution potentielle et de son impact. Les sites peuvent être insalubres, et propice à la propagation de maladies infectieuses liés à des produits chimiques nocifs. Ainsi, le processus de recyclage pose des risques pour la santé des personnes y travaillant. En outre, de tels déchets peuvent entrer en contact avec l’environnement et l’eau. C’est le cas de l’usine Metaleurop, proche de Villefranche-sur-Saône, qui retraite les batteries automobiles usagées. Des analyses ont démontré qu’il y avait un taux excessif de plomb dans l’environnement, touchant la population et notamment des enfants. Un autre constat peut être fait concernant le recyclage du carton. Celui-ci émet plus de CO2 que sa production à partir de matière vierge. L’autre point renvoie à des intérêts divergents quant au recyclage. Dans le cas de la France, les industriels cherchent à avoir le monopole de toute la filière qui leur permettrait d’utiliser le terme d’environnement comme avantage compétitif. De leur côté, les associations souhaitent que les industries soient responsables de leurs produits. Enfin, les collectivités locales sont réticentes à l’égard des organismes tentés de leur dicter leurs politiques. Ainsi, saturés par les déchets, les politiques publiques en appellent toujours aux consommateurs pour qu’ils participent activement aux tris de leurs déchets, tout en les enjoignant paradoxalement à consommer.
Enfin, comment ne pas aborder le problème de l’externalisation qui parait bien pratique pour certains pays. Le raisonnement le plus extrême renvoie à ce qu’écrivait Lawrence Summers, en 1991, alors conseiller économique de Bill Clinton : « Les pays sous-peuplés d’Afrique sont largement sous-pollués. La qualité de l’air y est d’un niveau inutilement élevé par rapport à Los Angeles. Il faut encourager une migration plus importante des industries polluantes vers les pays les moins avancés […] Je pense que la logique économique qui veut que des masses de déchets toxiques soient déversées là où les salaires sont les plus faibles est imparable ». Dans ce cadre, prenons l’exemple des nouvelles technologies de l’information et de la communication, tant vanté par les milieux économiques, politiques, culturels ou éducatifs, dont les résidus sont remarquablement dangereux. Généralement, les déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE), sont soit incinérés soit enfouis avec des risques de fuites notamment de mercure. La solution a été de les exporter vers des pays tiers afin de les recycler. Globalement entre 50 % et 80 % de ceux-ci partent vers la Chine où les conditions de maintenances ne sont pas bonnes. Les conséquences sont alors dramatiques. Fabrice Flipo notait, à ce propos, qu’un échantillon d’eau d’un village sur la rivière Lianjiang, avait révélé des taux de plomb qui étaient entre 190 et 2 400 fois plus élevés que les normes de l’OMS. Enfin, l’exemple des déchets nucléaires n’est pas moins surprenant dans ce désir de mettre à distance ce que l’on ne veut pas voir. Une société britannique, de droit Suisse, a eu, par exemple, pour mission de convaincre l’Australie d’accepter ce type de déchets. De leur côté, le Japon et Taiwan regardent du côté de la Chine.
En conséquence, nous revenons en quelque sorte au point de départ de nos quatre Lettres. Marian Chertow de l’université de Yale, dans une chronique pour l’ONU, relevait que les avantages « apportés par la technologie et l’innovation pour conserver et réutiliser les matériaux, l’eau et l’énergie sont de plus en plus nombreux et pourront contribuer significativement à réduire l’impact environnemental des déchets ». Or, ce type d’argument n’est-t-il pas à la base des problèmes ? En effet, il se construit toujours sur la même affirmation qui donne à la technique le pouvoir de régler l’ensemble des problèmes environnementaux. Dans ce cadre, pourquoi arrêter d’exploiter, de produire, de distribuer et de consommer, puisqu’il y aura toujours des solutions techniques efficaces pour résoudre les dysfonctionnements. Mais alors, le recyclage, comme d’ailleurs la terminologie de développement durable, ne participe-il pas paradoxalement à cette funeste image d’un monde ou les ressources sont toujours considérées comme inépuisables ?
LETTRE N° 41 : 16 février 2022
MOUVEMENT ET FICTION
« Tu avais trop de courage, trop, et trop vite…
Tu avais besoin de mouvement, pourtant tu t’es arrêté. »
Alberto Garlini, Les Noirs et les rouges.
Les quatre Lettres de l’année 2022 porteront sur les fictions. Le mot « fictif » vient de fingere, qui veut dire « feindre », fictum désigne le « mensonge » et l’adjectif fictus signifie « faux ». Pour le dire autrement, est « fictif » ce qui est inventé pour égarer, pour donner à croire ce qui n’existe pas réellement. Cela implique une dissimulation et peut induire en erreur. Pourtant, comme le relevait Bernard Jolibert, « nous nous laissons prendre au jeu ». En effet, si derrière ce terme se glissent le mensonge et l’illusion de la vérité, la fiction invite à laisser de côté les valeurs objectives et à croire aux chimères. Que ces fictions soient générées par nos sens et nos perceptions, par des écrans de fumée cosmiques ou par nos propres activités, comme cela a été relevé de diverses manières, elles sont bien présentes, et cela quelles que soient les époques. Parmi toutes les entrées possibles, nous aborderons dans cette Lettre ce qui a trait au mouvement. A priori, ce dernier n’a rien d’irréel. Il est d’ailleurs une manifestation fondamentale de la vie. Il est donc une réalité intangible. Toutefois, s’il peut être un phénomène réel et observable, n’est-il pas dans le même temps un élément de fiction, utilisé comme tel ? Dans ce cadre, si les illusions ont un grand pouvoir, celles qui renvoient au mouvement n’engendrent-elles pas des conséquences redoutables tant pour les humains que pour l’environnement ?
On peut admettre que la marche, l’envol, le déplacement des nuages ou une boule qui roule sur un plan incliné sont de l’ordre du mouvement. Ce phénomène banal, qui peut être linéaire ou circulaire, continu ou discontinu, lent ou rapide, a pourtant suscité de multiples interrogations depuis que l’homme s’est intéressé aux corps célestes et à leurs déviations. Mais n’est-il pas devenu plus important encore dès l’instant où il a été admis que la Terre tournait et qu’avec elle tout entrait dans la même danse ? L’image des étoiles clouées sur le ciel ou celle d’un monde plat flottant sur les eaux, fixé au centre de l’univers, se sont révélées incongrues. Tout s’est dès lors inscrit dans le mouvement. Les sociétés humaines n’ont plus eu qu’à s’en emparer, afin de ne pas rester engluées dans leurs propres destinées. Qu’il s’agisse de physique, de politique, d’économie, de philosophie ou d’autres sciences, toutes ont intégré le mouvement dans leurs approches, permettant aussi d’éviter l’inertie de la pensée. De son côté, le droit n’est pas non plus resté neutre, avec le principe fondamental d’« aller et venir ». Les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 sont explicites sur ce point. La possibilité de se mouvoir est devenue inhérente à la personne humaine. Enfin, avec ses inventions et ses innovations, l’ère du machinisme a permis de se délier des contraintes naturelles, grâce à la mécanique et la thermodynamique. À partir de tout cela, l’idée de mouvement est devenue omniprésente et s’est vue propulsée dans des champs aussi divers que la peinture, la musique ou l’architecture. Ce qui semble remarquable dans ce constat, c’est que l’image du mouvement est devenue centrale, source de libération face aux traditions et à leurs supposés immobilismes, face aux liens corporatistes et à leurs diverses sujétions, face aux contraintes de la nature. Des termes comme « changement », « transformation », « déplacement » ou « flux » ont envahi les imaginaires, et l’humanité a pu envisager les rêves les plus fous. On peut penser aux découvertes scientifiques majeures liées aux mouvements des idées, ou aux mouvements ouvriers qui ont permis de réaliser d’immenses avancées sociales. Mais alors, si le mouvement est si présent et doué d’une telle force, peut-on s’arrêter là ? On peut en douter. Reprenons alors d’autres aspects plus incertains.
Tout d’abord, le mouvement n’a, semble-t-il, jamais permis de faire advenir un monde meilleur et surtout par principe ne pourra jamais l’atteindre. En effet, celui tourné vers des lendemains qui chantent se transforme actuellement en questionnement quant aux « générations futures » et à l’héritage écologique qui leur est offert. Que dire de celui qui, prônant la civilisation et le progrès, n’a fait qu’aplatir, uniformiser et détruire ? George Steiner a montré que près de vingt mille langues étaient parlées jadis dans le monde, mais celles-ci ont été éliminées « de la même manière que la flore et la faune des grandes surfaces de la Terre ». En termes de mobilité sociale, ne nous retrouvons-nous pas face à ce qui est communément nommé un « ascenseur social en panne » ? En outre, qu’envisager pour ceux qui cherchent une nouvelle vie, un autre avenir, et se retrouvent coincés dans des situations d’errance ? « Le mystère de l’ailleurs a disparu », comme l’écrivait Pier Paolo Pasolini. Que penser aussi de cette liberté qui se réduit à de simples allers et retours journaliers, saturant l’atmosphère de produits toxiques dont les effets sont dramatiques, sans parler des embouteillages ou des accidents qu’ils génèrent ? Sabine Host a démontré qu’« une exposition chronique aux polluants liés au trafic routier est susceptible d’avoir des conséquences néfastes sur la santé [et] plusieurs études ont observé des risques accrus de décès en lien avec le fait de résider à proximité de [ces] sources ». La proximité de ce mouvement incessant augmente la morbidité due à la pollution atmosphérique, notamment si les routes sont très fréquentées, engendrant parfois près de 30 % de pathologies respiratoires chez les riverains. Ainsi le mouvement, qui aspire au détachement de toute contrainte, s’est insidieusement transformé en source de destruction, d’aliénation, voire paradoxalement de nouvelles compressions et frustrations.
Ensuite, le mouvement porte en lui un leurre, mais surtout tend à s’entretenir lui-même. Il est d’ailleurs admis, par le biais d’une spirale infernale, qu’il doit conserver sa force attractive et se maintenir coûte que coûte. Les slogans sont là pour nous le rappeler quotidiennement : « Bougez-éliminez », « il faut que ça bouge », « le changement c’est maintenant », ou autres formules. La pause, l’arrêt, la stabilité (même si cela peut être tout aussi fictionnel) ne sont plus que des synonymes d’absence, de mort et de vide. Le mouvement doit être sans cesse revisité, ranimé ou revivifié. Mais pour cela, ne faut-il pas dépenser de plus en plus d’énergie pour le maintenir « vivant » ? Comment d’ailleurs le commerce, avec ses écoulements de biens et de marchandises, est-il devenu une valeur suprême ? Simplement par une illusion qui s’entretient elle-même, comme dans l’exemple d’André Gorz : « Il faut davantage de bagnoles encore plus rapides pour fuir sur des autoroutes vers des banlieues encore plus lointaines. Impeccable circularité : donnez-nous plus de bagnoles pour fuir les ravages que causent les bagnoles. D’objet de luxe et de source de privilèges, la bagnole est ainsi devenue l’objet d’un besoin vital : il en faut une pour s’évader de l’enfer citadin de la bagnole. » Circularité, donc, que l’on retrouve lorsque la machine est parée de tous les bienfaits, devenant même supposément protectrice de l’environnement. Prenons simplement un cas typique qui met en évidence les avantages fictifs du mouvement mécanique. On sait que les grands centres urbains sont voués à une pollution de l’air importante. Pour pallier le problème, des projets de systèmes antipollution, ou vantés comme tels, voient le jour un peu partout, comme à Xian en Chine, où un spécimen de 60 mètres de hauteur, doté de ventilateurs surpuissants, est en cours de construction. À New Delhi, en Inde, la pollution atmosphérique a tué pour la seule année 2019 environ 17 500 personnes. Pour limiter cela, la ville a inauguré, en août 2021, une tour « anti-smog » de 25 mètres de hauteur, qui dispose de 40 ventilateurs géants. Elle peut purifier 1 000 mètres cubes d’air par seconde. Lors de l’inauguration de celle-ci, le ministre Arvind Kejriwal a expliqué : « Aujourd’hui est un grand jour pour Delhi dans sa lutte pour l’air pur et contre la pollution. […] Nous analyserons les données et, si elles sont efficaces, d’autres tours seront construites à travers Delhi. » Toutefois, dans son allocution, il a omis de dire trois choses. D’une part, le coût de l’opération représente 2 millions de dollars. D’autre part, cela n’éradique en rien les pollutions atmosphériques. Enfin, cette installation se situe dans un des quartiers riches de la ville, avec ses boutiques et ses cafés de luxe. Bon an mal an, cela crée l’illusion que cette pollution peut être chassée. Or elle est en définitive poussée un peu plus loin, vers des lieux où vivent des habitants moins bien lotis, mais qui pourront, s’ils le souhaitent ou plutôt s’ils en ont la possibilité, migrer, se déplacer et se mouvoir vers d’autres contrées.
En conséquence, le mouvement, et notamment l’idée qui s’en dégage, est un miroir à double face. Avec l’illusion qu’il produit, il a pu par bien des aspects amener à réaliser des prouesses de toutes sortes. Mais, considéré comme un vecteur central, il développe en fait autant de problèmes qu’il n’en résout, car il peut tout aussi bien créer qu’anéantir. Mais alors, ne faut-il pas faire un retour sur celui-ci et ce qu’il sous-tend, avant qu’il n’emporte tout, l’examiner et le repenser ainsi sous un jour nouveau ?
LETTRE N° 42 : 15 juin 2022
FRONTIÈRES ET FICTION
« En même temps qu’il rapproche les États en renforçant leur communauté de destin, le risque écologique […] apparaît ainsi comme source de tensions croissantes dans les relations internationales. Plus les principes de libre circulation des marchandises se renforcent, plus les particularisme nationaux ou régionaux résistent. »
Mireille Delmas-Marty, Le Relatif et l’universel.
La précédente Lettre portait sur le « mouvement » et les fictions qui s’y rattachaient (voir archives, Lettre n° 41). S’il est un objet intrinsèquement lié à la vie, le mouvement est aussi porteur d’illusions. Il n’a, semble-t-il, jamais permis de faire advenir un monde meilleur et surtout, par principe, il ne pourra jamais l’atteindre. S’il porte en lui du leurre, il tend malheureusement à s’entretenir lui-même. Ainsi, les sociétés contemporaines, en voyant un élément vital, ne font que développer de nouveaux problèmes environnementaux. En est-il de même lorsqu’on aborde les frontières ? Si les frontières ont pour fonction essentielle de délimiter l’espace, ne sont-elles pas, dans le même temps, des passages ? Il est toujours possible de traverser les mers et les océans, de pénétrer dans de nouvelles contrées.
Avant toute chose, comment définir une frontière ? Si l’on tient compte d’aspects purement physiques, les mers, les fleuves ou les montagnes peuvent jouer un rôle de bornage. De leur côté, les nations, les régions ou les communes sont construites à partir de spécificités politiques ou historiques et sont délimitées les unes par rapport aux autres. À l’intérieur, il existe des zones urbaines ou naturelles spécifiques. Dans le domaine du droit, de la morale ou de l’éthique, les lois, les règles ou les codes offrent un cadre aux agissements. Par-delà, il existe aussi des espaces culturels, linguistiques, cultuels, voire philosophiques, dont les modes de pensée sont distincts. Toutes les populations n’habitent d’ailleurs pas le monde de la même manière. Ainsi, quel que soit le lieu, le quotidien est marqué de bornes, et chacun s’y heurte, qu’elles soient réelles ou symboliques. Pour Claude Lévi-Strauss, « la plupart des tribus se désignent : homme ou humain. Le reste est inhumain. L’humanité cesse aux frontières de la tribu ». Ainsi, comme à l’origine de ce terme, où il signifiait l’établissement d’une ligne de front entre armées, les frontières agissent comme des forces antagonistes entre ce qui est de l’ordre de l’intérieur et ce qui est de l’ordre de l’extérieur. Mais il existe une autre perspective. La naissance peut être considérée comme l’archétype d’un passage entre deux milieux, que bien des choses opposent, l’un liquide et l’autre aérien. La vie, ensuite, ne sera qu’une succession de frontières qu’il faudra inlassablement traverser. Parfois elles deviennent guet ou pont, d’autres fois lien, lorsqu’on peut aller à la rencontre de l’autre. Édouard Glissant écrivait à ce propos : « Nous fréquentons les frontières non pas comme signes et facteurs de l’impossible, mais comme lieux du passage et de la transformation […], nous avons besoin des frontières non plus pour nous arrêter, mais pour exercer ce libre passage du même à l’autre. » En définitive, il existe bien un double regard lorsqu’on traite des frontières : la séparation et/ou le passage.
Ces deux manières d’appréhender une frontière se retrouvent présentes de nos jours, dans le cas de la séparation d’un monde, qui se construit sur la peur, développant un imaginaire de la sécurité. Mais si l’on considère la frontière comme un passage, il faudrait envisager plutôt une ouverture, valorisant certains types d’échanges. Dans le premier cas, la frontière est donc conçue comme une barrière. D’ailleurs, en période de crise réelle ou supposée, cette imagerie s’exacerbe, et le territoire se crispe, se rétracte. Sur le seul plan national, avant 1991, il existait 220 000 kilomètres de frontières dans le monde. Depuis cette date et jusqu’en 2013, plus de 27 000 kilomètres ont été créés. Elles font l’objet d’une survalorisation non seulement symbolique, mais aussi économique. On en appelle alors à la construction de murs, de barrières, de fossés, le tout agrémenté de barbelés, de mines, de caméras ou de gardiens. Entre 2010 et 2014, le simple marché de la sécurité aux frontières a progressé de 150 %. Comme le précisait Anne-Laure Amilhat-Szary, il est passé sur cette période « de 15,8 à 23,72 milliards de dollars, au sein d’un marché de la sécurité globale 30 fois supérieur ». Le projet est bien de donner aux populations le sentiment qu’elles sont protégées des risques et des dangers extérieurs. Cependant, dans le second cas, la frontière n’est plus une limite mais est envisagée comme un passage. Elle devient un espace d’échanges, de rencontres, voire d’intercompréhension. Nombreux sont ceux, d’obédience artistique, politique ou économique, provenant d’instances tant internationales que nationales ou locales, qui plaident en ce sens. D’ailleurs, le monde est en grande partie interconnecté, informé et éduqué, les échanges interculturels sont de plus en plus nombreux, et le tourisme bat son plein. Le nombre de passagers par avion était d’environ 4 milliards en 2017. Le transport maritime représentait 90 % du commerce mondial, avec 10 milliards de tonnes par an en 2014. Le fret de marchandises relevant du transport routier était de 288 milliards de tonnes-kilomètre, celui du fret ferroviaire de 32,6 milliards de tonnes-kilomètre et celui du fluvial de 6,9 tonnes-kilomètre.
Toutefois, on doit admettre que, dans certaines circonstances, qui d’ailleurs vont s’amplifier, construire des barrières, des murs ou des digues ne sert pas à grand-chose et ne relève que d’une pure illusion. En effet, s’il est facile d’arrêter quelques miséreux, il en va différemment des tempêtes, des cyclones ou des pollutions qui ne connaissent pas les frontières des hommes. Ce n’est que pur fantasme que de vouloir s’en préserver. Si un astéroïde comme celui de Chicxulub au Mexique, qui a vu la fin du crétacé et l’extinction massive de 60 % à 80 % des espèces sur Terre, venait à impacter la planète, les résultats seraient assez similaires. Si l’éruption du Krakatoa en Indonésie, à la fin du xixe siècle, venait à se reproduire, les effets seraient identiques et le climat terrestre serait modifié pendant plus d’une année. Cela rappelle simplement qu’aucun endroit n’est protégé. Cette observation est la même en ce qui concerne les activités humaines. Les émanations du minerai de plomb argentifère, que faisaient fondre les Romains, ne se sont jamais arrêtées au-dessus de leurs têtes. Elles se sont déplacées dans l’atmosphère jusqu’aux Alpes. Toutes les émissions liées aux activités productivistes ne se concentrent pas dans des espaces circonscrits. Que dire de l’explosion de la centrale de Tchernobyl, qui est l’exemple le plus frappant de la diffusion d’éléments nocifs qui ignorent les frontières ? Nous pourrions dès lors reprendre Ulrich Beck lorsqu’il admettait que « [les hommes] doivent aujourd’hui et devraient à l’avenir apprendre à s’asseoir autour d’une table pour élaborer et mettre en place, par-delà les frontières, des solutions aux menaces dont ils sont eux-mêmes à l’origine ». Pourtant, c’est bien ce qu’ils font, en insistant évidemment sur le volet ouverture, mais en ne regardant que du côté de la mondialisation économique des échanges, porteuse d’une imagerie du bien-être. Le problème est que non seulement cela est très asymétrique mais de plus, sous couvert de réduction des nocivités, cela ne fait que les aggraver. Ainsi, comme le relatait Naomie Klein, il existe « un lien solide et direct entre l’hégémonie des valeurs intimement liées au capitalisme triomphant et la persistance d’opinions et de comportements anti-environnementaux […]. Un nombre important d’études établissent un lien entre les valeurs matérialistes et l’insouciance vis-à-vis non seulement du changement climatique, mais également de nombreux risques environnementaux ». L’archétype de ce phénomène est celui du marché du carbone. En 1985, le protocole de Montréal envisageait de faire payer les pollueurs. Toutefois, si l’exploitant réduisait ses émissions, il pouvait revendre son droit à émettre, non utilisé, à un pays tiers. Plus de vingt marchés ont été mis en place et d’autres sont en projet. Si ce système d’échange était présent dans quelques pays, l’Union européenne a créé en 2005 le marché le plus important du monde en offrant à des sites industriels des quotas d’EGES (émissions de gaz à effet de serre). Après une baisse des prix qui n’incitait pas les industriels à réduire les émissions, en 2021 ceux-ci ont augmenté et un nouvel objectif pour 2050 a été proposé par l’UE, en ajoutant de nouveaux secteurs. Le souci majeur est que non seulement la production d’EGES ne diminue pas, ce qui est confirmé par le rapport de l’AIE d’avril 2021, avec une progression de 1,5 milliard de tonnes par an, mais d’autre part, en guise d’échanges, certains pays souvent les plus pauvres sont en attente d’une manne d’argent qui indirectement les tue à petit feu par le biais du réchauffement climatique. On peut comprendre la déception de certains, qui débouche sur des animosités et des crispations. La boucle semble alors bouclée.
En conséquence, le terme de « frontière » engendre des images opposées. Mais qu’elles connotent la séparation ou le passage, elles favorisent toujours la création de fictions qui, dans les deux cas, sont préjudiciables à l’environnement et aux humains. Mais alors, ne faut-il pas envisager de repenser les frontières d’une tout autre manière ?
LETTRE N° 43 : 15 septembre 2022
DÉLÉGATIONS ET FICTION
« Sur la route très escarpée […], le brouillard est devenu soudain si épais qu’on ne voyait pas à deux mètres. Plusieurs heures de route restaient à faire […]. Il m’a bien fallu confier ma vie au chauffeur de la vieille Ambassador qui bringuebalait dans les ornières. En stoïcien de fortune, j’ai songé à ce qui dépendait de moi et à ce qui n’en dépendait pas. Il n’y avait pas d’autre issue que de laisser faire le chauffeur. »
Roger-Pol Droit,
Voyage dans les philosophies du monde.
Les deux lettres précédentes (voir archives, Lettres nos 41 et 42) ont tenté de montrer que le « mouvement » et la « frontière » relevaient de réalités, mais aussi de fictions et d’illusions. Le premier, en voulant faire advenir des lendemains qui chantent, ne faisait que favoriser mécaniquement des problèmes environnementaux. La seconde, étant perçue comme sécurisante, ne protégeait pourtant personne des catastrophes. Au-delà de ces deux éléments, un autre phénomène semble important à souligner. On sait que les hommes ont toujours délégué à d’autres des choses qu’ils ne pouvaient pas faire eux-mêmes. Ainsi, quasi quotidiennement, sont confiées à autrui, du fait de sa compétence supposée, des activités qui relèvent de la santé, de l’éducation, du travail ou de la formation, de la justice, de la défense et de bien d’autres aspects. De plus, des délégations peuvent être envoyées d’un pays à un autre, ou d’une région à une autre. Or, en quoi retrouvons-nous ici des caractéristiques similaires à celles du mouvement et de la frontière, mais surtout en quoi les errements de la délégation peuvent engendrer des problèmes tant humains qu’environnementaux ?
La délégation n’est pas un phénomène nouveau, mais semble avoir pris une place assez prépondérante. Mais sur quoi repose-t-elle ? Il s’agit avant toute chose d’une relation de confiance. Gérard Cornu la définissait comme étant une « croyance en la bonne foi, la loyauté, la sincérité et la fidélité d’autrui, ou en ses capacités, compétences, qualifications professionnelles ». Cette relation peut renvoyer à la réputation de celui qui s’engage et apparaît comme source de garantie et d’assurance. Cependant, elle ne peut se concevoir sans son corollaire, notamment la double responsabilité de celui qui confie ces missions à quelqu’un d’autre et de celui qui les prend en charge. Comme dans la logique du contrat social de Jean-Jacques Rousseau, l’individu aliène une part de son existence et de sa liberté à la société qui, en échange, le fait bénéficier d’une assistance et d’un soutien. Elle s’engage à le protéger de tous les risques, de tous les dangers existants, et à lui apporter le meilleur cadre de vie possible. Tout cela sous-entend que soit mis en avant l’intérêt général. Actuellement, tout est devenu si compliqué qu’il est impossible de tout faire ou de tout savoir soi-même sans faire appel à un tiers. La délégation relève dès lors de règles, le plus souvent écrites, qui permettent à une ou plusieurs personnes d’agir en lieu et place d’autres. Une convention, ou une lettre d’engagement, peut d’ailleurs attester de la véracité d’un accord entre parties. Plus généralement, dans le champ du politique, le vote, par exemple, a pour but de transmettre un pouvoir de décision à un élu. Autres exemples, dans le domaine du travail, le délégué syndical représente les salariés, comme, dans celui de l’éducation, le délégué de classe. D’ailleurs, la vie quotidienne est faite de délégations successives sans que l’on en soit conscient. Comme le cas de l’utilisation d’un quelconque objet ou instrument, qu’il soit téléphone, automobile, bus, train ou avion. Cela relève de la confiance accordée au constructeur et au distributeur. D’ailleurs, peu de personnes peuvent se prévaloir de connaître les modalités de construction, les matériaux qui ont été utilisés et la manière dont tout cela fonctionne. Dans ces conditions, la délégation, qui se fonde sur la confiance et la responsabilité, fonctionnerait comme une sorte d’idéal, favorisant une harmonie généralisée. Toutefois, que se passe-t-il si l’on constate que cette dernière engendre parfois des dysfonctionnements ou des risques qu’elle est censée éviter ?
Prenons tout d’abord le cas de la délégation de service public, qui est très encadrée par la loi. Elle renvoie à un contrat par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public dont elle est responsable à une personne publique ou privée. Une entreprise va être appelée dès lors pour gérer le service de l’eau ou celui des pompes funèbres, ou s’occuper de travaux publics ou de la gestion des déchets. Ainsi, pour ce qui relève de la gestion de l’eau, plutôt que de recourir à une régie directe, les élus ont le plus souvent recours à la concession de service public. Environ 75 % de la distribution d’eau potable est déléguée à des entreprises privées. Toutefois, ces dernières ont malheureusement tout intérêt, par souci exclusivement de rentabilité, de stimuler la demande, mais surtout d’augmenter les prix de leurs prestations. Tout cela sans que la qualité de l’eau en soit meilleure. La délégation de la gestion des déchets semble avoir des conséquences encore plus redoutables. Dès les années 1950, Cosa Nostra, à New York, dominait la collecte des déchets. À Naples, la Camorra la contrôle depuis un quart de siècle. Elle truque les appels d’offres et fixe les prix, mais surtout ses entreprises déversent illégalement des déchets industriels toxiques dans toute l’Italie. À Taiwan, les entreprises creusent les lits des rivières, revendent le gravier pour la construction et remplissent les trous avec les déchets qu’elles collectent. La France n’est pas exempte de ces problèmes qui font régulièrement l’objet de contentieux, comme en 2006 à Vert-le-Grand ou en 2021 dans le Var, avec la « mafia des déchets ». Lors d’un procès récent, le parquet de Marseille a évalué à plus de 26 000 tonnes les déchets que la société Benne 30 dans le Gard aurait exportés illégalement, entre octobre 2020 et février 2021, en Espagne, ou enfouis dans des décharges sauvages. En définitive, la confiance et la responsabilité (voire l’irresponsabilité) font place non seulement à la collusion, au clientélisme et à la corruption, mais aussi à bien des risques environnementaux. Délégation et cupidité sont liées dans ce désagrément généralisé. Tout est construit sur des logiques qui agissent de manière totalement irrationnelle.
Laissons de côté la délégation d’autorité dans les organisations, qui permet sans doute une spécialisation des tâches mais entraîne des divergences d’intérêts, pour nous attacher maintenant à la sous-traitance. D’après l’Insee, en 2014, 61 % des entreprises imposées au régime normal des bénéfices industriels et commerciaux avaient recours à la sous-traitance, pour un montant global de 314 milliards d’euros, soit une augmentation d’un tiers en valeur par rapport à 2003. Cette activité permet de déléguer des tâches qu’une entreprise ne souhaite pas effectuer. Le plus souvent, il s’agit de travaux qui sont ingrats, voire risqués. Toutefois, c’est par souci de rationalité et surtout de rentabilité que cette manœuvre permet aux entreprises de se dégager en grande partie de leurs propres responsabilités. Comme le faisait d’ailleurs remarquer Cédric Suriré, chercheur au Lasar, dans le cas de l’industrie nucléaire, celle-ci a vu son volume de maintenance sous-traitée passer de 20 % à 80 % en quelques années. Il ajoute que cela s’est « accompagné d’une déréglementation de toute l’organisation du travail […]. Le tout étant à comprendre dans une logique du moins-disant, c’est-à-dire une politique de moindre coût. » Le problème est que cela se traduit bien évidemment par des concurrences sauvages et des luttes féroces entre tous les protagonistes. Mais surtout, cela a pour effets de remettre en cause la sûreté des travailleurs ainsi que la sécurité des populations. En délégant à certains qui eux-mêmes vont déléguer à leur tour à d’autres, on en arrive à ce que supposait Ulrich Beck : « On peut très bien faire quelque chose et continuer à le faire sans être tenu pour personnellement responsable. » D’où la survenance d’une irresponsabilité de tous et d’une complicité générale de chacun. Dans ces conditions, les aboutissements peuvent être dramatiques, lorsque le déni de réalité, le « ce n’est pas ma faute », devient un mode collectif et quasi normal de fonctionnement. La délégation, qui suppose confiance et responsabilité, vole en éclats, pour ne laisser place qu’à la méfiance et la suspicion.
En conséquence, on constate que la croissance du nombre de délégations et de leur poids n’entraîne en rien une baisse des problèmes environnementaux et humains. L’inverse est plutôt vrai. Il est certain que le contexte ne semble pas propice à cet idéal, puisqu’il n’est centré que sur la concurrence et la compétition, la recherche de parts de marché et de réduction des coûts. Tout est focalisé sur une culture du profit à court terme, qui est toujours à l’affût de rentabilité. L’argent y joue un rôle essentiel, aiguisant toutes les convoitises, conduisant les populations et leur environnement vers des dangers bientôt insoutenables. À moins que cela ne permette aux détenteurs de pouvoir de se dédouaner en créant une multitude d’écrans de protection face à une incompréhension, mais surtout à une perte de sagesse de nos sociétés plutôt affairistes. La délégation ne deviendrait-elle pas dès lors une simple chimère face à une complexification des normes dans un monde où l’argent est transfiguré en valeur suprême ?
LETTRE N° 44 : 15 décembre 2022
PUBLIC ET FICTION
« Reste que la simple juxtaposition d’individus ne suffit pas à constituer la chose publique :
il faut aussi, de cette multiplicité, tirer une unité. »
Olivier Rey, Quand le monde s’est fait nombre.
Le terme de « public » n’a pas un sens univoque. Dans un premier élan, son évocation renvoie à un nombre plus ou moins important de personnes. Elles sont réunies pour assister à un spectacle sportif ou culturel, à une cérémonie religieuse ou commémorative, ou à une manifestation politique ou syndicale. Mais on peut tout aussi bien parler de public ciblé par la publicité. Dans la même veine, la notoriété d’un individu se mesure à la quantité de public qu’il rassemble. Mais peut-on s’arrêter à ces seules approches qui font la joie des médias et des politiques, du commerce et des publicitaires ? On peut en douter. Pour cela, nous prendrons un autre axe qui fera plutôt référence à la sphère commune, « que l’histoire de la langue réfère au bien commun ou au bien public », comme le faisait remarquer Jürgen Habermas. Toutefois, comme dans les trois précédentes lettres (voir Archives, Lettres nos 41, 42 et 43) relatives au « mouvement », à la « frontière » et à la « délégation », ce qui nous intéressera aura trait à certaines valeurs fictives qu’on peut attribuer au « public ». Dans ce cadre, quelles peuvent être alors les conséquences sur l’environnement ?
Gérard Cornu montrait que le mot « public », utilisé comme adjectif, renvoyait à la chose publique, c’est-à-dire à ce qui appartient a priori à tout un peuple, ou qui concerne l’ensemble des citoyens. D’ailleurs, n’invoque-t-on pas la sphère publique, l’espace public, la place publique, les débats publics, les libertés publiques, pour ne citer que quelques exemples ? On pourrait assimiler ce qui est public à l’intérêt supérieur. Cela pourrait donc être ce qui s’adresse à tous, est ouvert à tous, voire appartient à tous. L’État, notamment en France, serait le seul qualifié quant à la chose publique et aurait seul pour mission de défendre le bien public. Mais qu’en est-il réellement ? L’État est certes le garant des droits et libertés des citoyens. Il a aussi des fonctions traditionnelles d’éducation, de défense, de police, de justice, et concernant tout ce qui a trait aux droits des collectivités. C’est une puissance publique. Il est normalement en bonne position pour défendre l’intérêt général, le bien public et même le bien commun. Le problème est qu’il a multiplié dans le temps ses interventions. En effet, ses attributions se sont au fur et à mesure élargies pour couvrir un ensemble de droits économiques et sociaux. Il est devenu l’un des garants d’autres droits, comme celui relevant de la protection des salariés, des relations entre propriétaires et locataires, ou ceux des consommateurs. Il a pour rôle également de contrôler la liberté d’entreprendre, du commerce et de l’industrie, les marchés publics et la concurrence. Or, s’il interfère désormais dans de nombreux domaines, il a oublié sa mission primordiale de défendre le bien public et ne s’est plus simplement borné « à tout ce qui est vraiment et spécifiquement public », comme pouvait l’écrire Pierre Rosanvallon. Ainsi, comme l’adage le rappelle : « Qui trop embrasse mal étreint. » Dans ce cadre, n’y a-t-il pas illusion ?
Afin d’illustrer ce propos, nous prendrons quelques cas représentatifs. Dans un premier temps, revenons sur l’eau, la terre et l’air comme exemples de biens communs (même si biens publics et biens communs ne sont pas totalement similaires). Tout d’abord, d’un point de vue environnemental, les analyses montrent que seuls 9 % environ des cours d’eau de l’Hexagone sont dans un très bon état écologique. Ensuite, comme l’estimait l’Observatoire national de la biodiversité, moins de 12 % des terres agricoles sont aujourd’hui couvertes par des éléments structurants favorables à la biodiversité. Enfin, la qualité de l’air n’est pas plus reluisante. En 2021, des valeurs limites concernant la qualité de l’air n’étaient pas respectées dans plusieurs zones. Ainsi, deux contentieux européens étaient en cours pour des teneurs en particules fines et en dioxyde d’azote trop importantes dans une vingtaine d’agglomérations, notamment dans le Nord, dans la vallée du Rhône et en PACA. Ainsi, ces diverses données montrent que l’on est bien loin de la défense que peut exercer l’État en ce qui concerne l’intérêt général, et notamment le bien commun. Mais venons-en, dans un second temps, à une autre illustration concernant l’implication (ou non) de l’État dans la gestion de l’espace public. Regardons alors du côté de l’aménagement du territoire, et plus particulièrement celui qui a trait à la mer et au littoral. On sait que, sous l’impulsion de l’État, les années 1960 et le début des années 1970 ont vu se développer des projets immobiliers de grande ampleur sur les côtes françaises et les zones balnéaires. Pour ce faire, il fallait nécessairement donner l’illusion qu’une large opinion publique était favorable à ces transformations. Les conséquences ont été certes immédiates quant au développement de nombreuses activités (hôtellerie, restauration, jeux de loisirs, camping, ou autres) et surtout à l’édification d’infrastructures sur tout le littoral. En revanche, le corollaire a été une très nette atteinte aux milieux naturels, des menaces importantes tant pour l’environnement que pour les populations locales. Pour pallier ces problèmes, la loi du 10 juillet 1975 a créé le Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres (CELRL). En tant qu’établissement public administratif (placé sous la tutelle du ministère de l’Écologie), sa priorité était d’acquérir des espaces afin d’en assurer la conservation ou la restauration. L’objectif était d’éviter une trop forte artificialisation. Pour parfaire cela, la « loi littoral » du 3 janvier 1986 a considéré cet espace comme rare et fragile, que les pouvoirs publics, gouvernement et collectivités locales, avaient pour ambition de protéger. Loi d’ailleurs initiée dans un contexte de décentralisation des compétences en matière d’urbanisme. Celle-ci s’est appliquée tant aux décisions d’aménagement de l’État, avec les plans de sauvegarde et de mise en valeur de la mer, qu’aux orientations d’aménagement locales, avec le schéma de cohérence territoriale. Ne retrouvons-nous pas là une nouvelle illusion ?
On l’a vu, la gestion de l’État concernant l’eau, la terre et l’air n’est pas fameuse, mais quels sont les résultats relatifs à sa gouvernance du littoral marin ? Ceux-ci semblent peu concluants, et les bilans pour leur part montrent de très nettes insuffisances. Comme le précisait Alain Miossec : « Ils en appellent à la gestion intégrée des zones côtières, comme si le miracle pouvait venir […] de l’usine à gaz supposée résoudre tous les problèmes sur nos littoraux. » Il faut de ce fait insister sur deux points.
Le premier montre que les tensions entre une multiplicité d’acteurs ne sont pas résolues. Chacun d’ailleurs reste sur sa position quant à la définition qu’il donne de ce qu’est le « public ». Les communes, les grandes entreprises du bâtiment, les notaires, les agents immobiliers, les commerçants insistent pour que le littoral reste une manne financière. Pour eux, le « public » est assimilé au seul aspect quantitatif. Les associations de protection de l’environnement, quant à elles, impliquées dans les enquêtes publiques, tentent de freiner l’immobilier ou tout autre projet nocif. Elles lancent, comme le suggérait Naomi Klein, « un vibrant appel à ce que la sphère publique soit purgée de l’argent des milieux affairistes ». Dans ce contexte, l’imprécision des textes génère de nombreux contentieux, et les juges tentent, à leur manière, d’interpréter la volonté du législateur, à travers de multiples codes (de l’urbanisme, de l’environnement, de la santé publique, des communes, du domaine de l’État, des impôts, du tourisme ou du sport). On en arrive à un brouillage total de ce que peuvent être la chose publique et le bien public. Cela attise les conflits d’intérêts, les concurrences, et favorise en fin de compte les tentatives d’appropriation de l’espace public.
Le second point montre de plus que rien n’est réglé pour l’environnement, puisque les effets dévastateurs restent constants. L’ensemble du littoral subit des pressions démographiques toujours plus fortes. L’urbanisation y devient démesurée (malgré les lois qui se sont succédé, comme la loi Elan d’avril 2018), et l’afflux de population en période estivale est de plus en plus important. Les effets sont connus. Cela provoque des nuisances lumineuses ou sonores préjudiciables, mais se traduit aussi par un amoncellement de déchets et une augmentation des pollutions. Tout cela ne fait qu’engendrer des déséquilibres des milieux, liés à la concentration d’azote et de phosphore. In fine, cela touche toutes les espèces terrestres ou marines du littoral, avec par endroits une prolifération des algues, favorisant l’asphyxie des écosystèmes aquatiques.
En conséquence, lorsqu’une société se conçoit simplement comme un marché en attente de toujours plus de monde, où la distinction public/privé s’effondre, et où l’État ne fait que brouiller les cartes, la tendance se traduit essentiellement par des jeux de concurrence, de tensions et d’appropriation. Les effets sont alors redoutables quant à la gestion et au respect de l’environnement. N’est-il pas alors plus important de s’intéresser au public, à la chose publique et aux biens publics que de tenter de capter quantitativement toujours plus de public ?
LETTRE N° 45 : 15 mars 2023
MOTS D'ORDRE ET ENVIRONNEMENT
« Mots d’ordre clairs, perspectives on ne peut plus confuses quant au lien entre ces mots d’ordre mobilisateurs et la solution aux problèmes qui s’accumulent : inégalités sociales croissantes, pollution, empoisonnement par les pesticides, épuisement des ressources, baisse des nappes phréatiques, etc. »
Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes.
Résister à la barbarie qui vient.
Les quatre Lettres de 2023 seront consacrées aux « mots », dont l’étymologie vient du latin muttum (« grognement, son »), dérivé de l’onomatopée mutmut (« murmure, son à peine distinct »), qui vient de l’onomatopée mu (« murmure »). Plusieurs sciences s’y sont intéressées, comme la sémantique, la sémiologie ou la linguistique, et portent sur leurs origines, leurs dynamiques, leurs fonctions manifestes ou cachées. Mais les mots ne représentent rien pour eux-mêmes. Ils ne sont que des abstractions. Ils n’ont de valeur et de sens que ceux qu’on leur offre. On peut admettre qu’ils sont des signes d’où se dégagent des images acoustiques, dont les significations peuvent varier en fonction de multiples critères. On s’accordera pour dire que toutes les langues en possèdent, avec un nombre plus ou moins variable. Mais les mots n’y sont pas inscrits de manière définitive. Ils naissent, se transforment, disparaissent, pour réapparaître avec des sens différents. Certains sont très usités, alors que d’autres restent ignorés. Enfin, s’il existe des « grands mots », des « gros mots », des « bons mots », et bien d’autres encore, cette Lettre portera particulièrement sur les « mots d’ordre », que l’on retrouve dans bien des slogans. Si l’on s’attache donc à certains mots d’ordre actuels, relatifs à l’environnement, qu’est-ce qu’ils traduisent ? Ont-ils vocation à modifier les choses ou au contraire à les cristalliser ?
Considérons que chaque période possède ses propres mots d’ordre, voire ses mots étendards. Les sociétés industrielles occidentales, afin de justifier leurs activités et leurs croyances, ont assez tôt scandé des mots d’ordre, comme « production », « extraction », « exploitation », « croissance » et « marché ». Ces termes représentaient pour ces sociétés productivistes la puissance, un avenir radieux, le progrès, le bien-être pour tous. Or, au regard des problèmes sociaux et environnementaux actuels, ces mots d’ordre ont-ils véritablement perdu de leur force ? Comme la situation est assez dramatique, avec ses lots de pollution, d’extinction d’espèces, de réchauffement, de catastrophes ou d’inégalités, ne voit-on pas poindre un changement de registre ? En effet, de nouveaux « mots d’ordre » semblent venir s’interposer. On trouve dès lors, dans bien des champs, les mots « éco », « bio », « dématérialisation », « sobriété », « frugalité » ou encore « résilience »... Le principe, avec ces nouveaux mots d’ordre, serait de favoriser des prises de conscience, mais aussi d’engendrer des changements de comportements et d’attitudes. N’y aurait-il pas là une certaine noblesse d’esprit, une volonté de modifier les modèles d’action, de transformer les modes de pensée, de faire attention à ce qui environne ? Car, dans le cas contraire, les humains iront droit dans le mur. Mais qu’en est-il véritablement ? Les anciens termes ont-ils perdu de leur véracité ? En cela, si la forme du signe change, si des mots d’ordre nouveaux (ou remis au goût du jour) font leur apparition, le fond s’en trouve-t-il lui-même changé ? On peut en douter. En effet, ces mots n’ont-ils pas plutôt, depuis quelque temps, été habillés et parés de significations plus douces pour les consciences ? Pour y répondre, il est nécessaire d’y regarder d’un peu plus près.
Il faut pour cela revenir sur le sens des mots et ce qui peut les entourer. Prenons-en deux, pour exemples, qui paraissent assez représentatifs et par mimétisme se retrouvent ou se diffusent un peu partout. Intéressons-nous tout d’abord au mot « durable », tant mis en exergue depuis le rapport Brundtland de 1987 (même si cela a été une mauvaise traduction de « soutenable » en français). Dans un sens, il se définit par ce qui est capable de durer longtemps, voire susceptible de durer indéfiniment. En d’autres termes, c’est ce qui ne se modifie pas ou peu, qui reste stable, voire fixe. Tout cela inspire donc une certaine continuité, et même un espoir qu’il y ait peu ou pas de variation. On connaît la célèbre phrase de la mère de Napoléon Ier : « Pourvu que ça dure » (l’histoire pourtant ne lui a pas donné raison). Tout doit donc entrer dans cette durabilité, sans vraiment qu’on sache, comme le relevait Sylvie Brunel, si celle-ci doit être forte, et privilégier l’environnement, ou faible, et donner la priorité à l’humanité. Ainsi, en tant que nouveau mot d’ordre, celui-ci a été progressivement adossé à la politique durable, à l’économie durable, au développement durable, et même aux routes durables. Cependant, cela traduit immédiatement une double contradiction. Tout devrait perdurer, alors qu’il semble impératif de modifier les modes de vie qui sont responsables des problèmes. De plus, et on peut le remarquer quotidiennement, tout doit être durable dans un monde qui n’a rien de très durable : obsolescence programmée, produits de consommation jetables, modes et innovations incessantes, où tout est éphémère. On peut rejoindre Serge Latouche lorsqu’il considérait que l’accouplement des mots « développement » et « durable » était une « escroquerie ». Toutefois, on constate que ce mot « durable » (qui de fait n’est pas durable lui-même) semble perdre petit à petit de sa force et se voit supplanté par un nouveau mot d’ordre, qui est celui de « transition ». Le mot « transition », depuis sa mise en avant par Rob Hobkins et nombre de travaux fructueux, semble en passe de remplacer le précédent (en attente certainement d’un nouveau mot magique). D’ailleurs, le ministère du Développement durable est devenu celui de la Transition écologique. A priori, le mot « transition » se comprend comme le passage d’un état à un autre, avec des degrés ou des stades intermédiaires. Pour le ministère de la Transition écologique et solidaire : « La transition désigne un processus de transformation au cours duquel un système passe d’un régime d’équilibre à un autre. La transition n’est donc pas un simple ajustement mais une reconfiguration fondamentale du fonctionnement et de l’organisation du système. » Or, à quel endroit se retrouve cette reconfiguration fondamentale ? Dans la production industrielle qui reste toujours aussi polluante, dans l’agriculture qui demeure intensive, dans les déplacements et les embouteillages récurrents, dans la consommation à outrance ? Ainsi, comme l’écrivait Alexis Gonin : « Le terme de transition, ou l’expression "en transition", court le risque, s’il est employé sans précision ou sans épithète, de devenir un fourre-tout, d’autant plus que dans ces discours on évoque souvent "la" transition, comme s’il n’y en avait qu’une et qu’elle désignait un projet partagé plutôt qu’"une" transition. » Mais, en arrière-plan, n’entendons-nous pas une petite musique qui dit « ce n’est qu’une transition » (donc une parenthèse) avant de retrouver un état ancien ? Ici, on serait dans le transitoire, campés inlassablement dans l’attente d’améliorations pourtant impossibles.
Ce qui est alors remarquable, c’est que les mots d’ordre ont changé, sans pour autant faire varier ni le modèle de fond ni l’ensemble des problèmes afférents. Les mots d’ordre des sociétés productivistes n’auraient-ils pas en fait été simplement recouverts et habillés de nouveaux oripeaux ? En définitive, ce ne sont pas les mots en tant que tels qui posent souci, mais leur utilisation. Il ne suffit pas de répéter sans cesse ces mots d’ordre pour modifier les choses. À moins qu’ils n’aient une portée magique et procurent du plaisir aux oreilles de ceux qui veulent les entendre et les croire. Ne faut-il pas dès lors revenir sur l’origine des deux mots précédents, que sont « durable » et « transition » ? « Durable » : c’est rendre dur, résistant, mais aussi continuer et persister sur la même voie. « Transition » : c’est l’action de passer de l’autre côté, vers l’au-delà, c’est l’agonie. Pour résumer et en unissant les deux termes, cela signifierait en quelque sorte : persister vers l’agonie. Nous arrivons donc à un problème insoutenable (et non soutenable), dont Isabelle Stengers faisait le constat amer : « Le message adressé à tous restera donc, lui, inchangé : il n’y a pas de choix, il faut serrer les dents, accepter que les temps soient durs et se mobiliser pour une croissance en dehors de laquelle il n’est aucune solution concevable. » Pour le dire autrement, l’injonction reste la même, « il faut s’adapter », c’est-à-dire suivre le mouvement, s’adapter aux pollutions en achetant des masques ou des purificateurs d’air, s’adapter au réchauffement en utilisant des climatiseurs, s’adapter à la montée des mers en déplaçant les populations urbaines loin des rivages, comme dans le cas de Djakarta, ou faire migrer des insulaires vers des zones d’habitations sordides. S’adapter bien entendu, sans pour cela changer le fond. Mais surtout s’adapter aux technologies et à l’économie de l’argent.
En conséquence, on est assez loin des transformations substantielles qui seraient nécessaires pour faire advenir non pas simplement de nouvelles conduites, mais surtout de nouvelles formes de pensée et de représentation du monde. Si le modèle ne change pas, on aura beau utiliser des mots nouveaux, des mots d’ordre magiques, les mettre en exergue et même les démultiplier, ils n’auront en fait aucun effet sur les problèmes.
LETTRE N° 46 : 15 juin 2023
DISSONANCE ET ENVIRONNEMENT
« La menace est nouvelle en ce que bourreaux et victimes sont confondus dans la dualité opérateurs/clients d’outils inexorablement destructeurs. À ce jeu, quelques-uns partent gagnants, mais tout le monde arrive perdant. »
Ivan Illich, La convivialité.
La Lettre précédente (voir Lettre n° 45 en archives) montrait que les mots d’ordre actuels relatifs à l’environnement, que l’on retrouve dans maints slogans, sont teintés d’une bonne dose de magie. En tant que mots étendards et à la mode, ils permettent en fait, malgré leur nouveauté, de faire perdurer un système qui aujourd’hui paraît pourtant obsolète. Les termes de « durable » et de « transition », que l’on brandit dans d’innombrables domaines, sont, entre autres, représentatifs de ce phénomène. Il est vrai que les mots peuvent être source d’ambivalence. Leur sens oscille en fonction de l’appréciation que l’on s’en fait. Le terme « ozone », par exemple, fait peur et rassure en même temps. L’ozone est dangereux lors de son accumulation au-dessus des villes, mais protecteur des radiations solaires en haute atmosphère. Les mots ne sont donc pas si univoques que cela et peuvent même être source d’ambiguïté, voire de dissonance. Cela peut conduire à un état de malaise, d’inquiétude, voire d’angoisse. Mais, pour résoudre ce problème, tout individu ou groupe tentera toujours de trouver une alternative. Si l’on s’en tient à l’environnement, comment les dissonances actuelles sont-elles abordées et avec quels effets ?
Au regard du contexte actuel, il semble bien que nous soyons englués dans un monde de contradictions difficiles à dépasser. Certes, cette situation n’est pas nouvelle, mais semble devenir de plus en plus sensible. Jean-Claude Guillebaud montrait d’ailleurs que l’on exalte la transgression, tout en déplorant l’absence de règles, ou alors on redoute la violence, tout en ironisant sur la civilité, et bien d’autres oppositions. Partons ici de l’idée que les termes de croissance, d’abondance et d’énergie sont encore des piliers culturels des sociétés productivistes. Pourtant, dans le même temps, ces mots sont vecteurs de déstructurations reconnues de nos jours. Pourquoi met-on tant en avant la défense de l’environnement alors que celui-ci se dégrade constamment ? Il en est de même pour le mot « consommation », qui est chargé de connotations opposées. Dans le cas où il est mis en exergue, il désigne les échanges, le marché, ainsi que l’emploi et la croissance qui en résultent. En revanche, ce même terme renvoie autant aux gaspillages et aux déchets qu’aux pollutions ou aux problèmes de santé. De quoi avons-nous besoin alors que les supermarchés proposent tant de produits, dont une bonne part ne servent absolument à rien ? Mais alors, dans ce cadre très ambigu, quelles sont les attitudes qui sont adoptées ? Tout d’abord, il est possible de justifier ses actions (« je consomme, je me déplace... ») en niant les risques par une quelconque forme de déni (« à mon niveau, ce n’est pas grave »). Ensuite, il est possible de compenser ses actions en recherchant un bouc émissaire et en le mettant en cause (« ce n’est pas ma faute, c’est à cause de l’autre »). Il est aussi possible de modifier le problème en tentant de rechercher des informations qui pourraient venir le contredire ou l’affecter (« le réchauffement climatique n’est qu’un phénomène purement naturel »). Enfin, on peut se retirer du monde et devenir ermite, mais cela semble de plus en plus difficile. Pour le dire autrement, chacun dispose de plusieurs registres, dont le but est de limiter ces contradictions, soit en ajoutant de nouveaux éléments, soit en changeant ceux existants. Le principe est donc de maintenir un état mental non dissonant, qui paraît plus ou moins satisfaisant au regard notamment des modes de vie. Or cela ne renforce-t-il pas l’inertie face aux problèmes environnementaux ?
Prenons un mot révélateur et symptomatique de notre époque, celui d’« automobile » (qui apparaît aux alentours de 1860). À partir des années 1890, ce mot devient synonyme de déplacements autonomes, de vitesse, voire d’esthétique nouvelle et de distinction. Il connote le progrès et surtout exacerbe la liberté. L’automobile devient en cela un moyen de transport individuel qui permet de gommer les contraintes de la vie collective. Comme le relevait Abdelhamid Abidi : « La voiture personnelle n’est pas simplement un mode de transports parmi d’autres, suivant des critères de choix qui se réduiraient au temps ou au coût, mais elle est le support de la liberté individuelle. [...] Le fantasme de la liberté constitue justement un des principaux leviers de la culture automobile. » Le mot « automobile » est ainsi porteur d’une charge symbolique et émotionnelle forte. D’ailleurs, la voiture est entretenue, lavée et protégée (garage, antivol, assurance...). Dans cette optique, le terme « automobile », qui fait partie intégrante des modes de vie (environ 1,5 milliard de voitures sont actuellement en service dans le monde), conforte cet imaginaire libératoire. Toutefois, ce mot se réduit-il à ce seul aspect ? On peut en douter, puisque de nombreux problèmes viennent percuter son imagerie. Le terme « automobile » est désormais associé aux embouteillages et aux pertes de temps, aux accidents de la circulation, mais surtout aux pollutions, voire aux déchets, entraînant de multiples phénomènes de morbidité et de mortalité. Il faut bien noter que tout cela est favorisé par un aménagement du territoire totalement dépendant de ce moyen de transport. En définitive, ce mot « automobile » est porteur, comme d’autres, de significations opposées. Mais alors, quel scénario va être privilégié, quelle option va être choisie afin de réduire cette contradiction ? De manière assez perverse, il suffira de lui adjoindre un autre terme, afin de limiter a priori cette dissonance et pour ne conserver que ses valeurs ou ses qualités fantasmatiques. « Fini, les pollutions, et vive la délivrance » pourrait être le slogan. L’automobile se transforme progressivement en « voiture électrique », avant peut-être de nouvelles appellations, comme « électro-auto » ou « éco-voiture ». Mais si ces termes font rêver les acheteurs potentiels, les problèmes resteront certainement entiers, voire s’accentueront. Edwin Zaccaï expliquait d’ailleurs que « consommer vert peut favoriser l’augmentation du nombre de véhicules vendus et de kilomètres parcourus ». Ainsi, cela n’éliminera ni les embouteillages, ni les déchets, ni la surconsommation d’électricité, et encore moins toutes les dérives liées aux extractions de matières premières en vue de construire ces machines. À ce stade, il est nécessaire de rappeler que, pour extraire une tonne de lithium pour les batteries, il faut utiliser un million de litres d’eau. Malgré tout, il serait aussi possible d’imaginer, en suivant le principe de prévention tant vanté (pour éviter les risques, on supprime le danger), d’éliminer la voiture et de ranger définitivement le mot « automobile » dans les limbes de l’histoire. Cependant, nous n’en sommes certainement pas là. En effet, combien existe-t-il de manifestations ou de revendications contre l’« automobile » stricto sensu ?
Cet exemple, avec tout l’idéal qu’il recouvre, n’est évidemment pas le seul, mais est caractéristique des contradictions qui traversent la planète, lorsque tout est transformé en besoins. Ainsi, lorsqu’un mot porte en lui trop d’ambivalence, alors qu’il est censé disposer de toutes les qualités, il suffit de lui ajouter un autre terme (ou un suffixe) pour réduire l’aspect négatif et le rendre acceptable. On peut ajouter « bio » à gaz ou à carburants, « éco » à construction ou à tourisme, ou « co » à production, pour rendre ces terminologies beaucoup plus présentables. Le souci est que cela ne change pas le fond, et nombre de problèmes restent entiers. Le projet reste surtout de réduire la dissonance (voire la vigilance), de limiter les tensions afin de rassurer les individus, tout en maintenant en place un modèle qui reste « autodestructeur ». Il est vrai que les populations, notamment dans les sociétés productivistes, ne sont pas prêtes à faire des sacrifices, même les plus minimes, en termes tant économiques que politiques ou sociaux. Toutes les entreprises commerciales, voire les États l’ont compris depuis longtemps et entretiennent cela à grand renfort de propagande, de marketing et de sondage. D’ailleurs, il n’est pas très difficile de convaincre les individus de désirer toujours plus, en sachant que les frustrations et les pressions sont telles qu’il est nécessaire pour eux de les compenser, notamment par le biais d’une consommation toujours plus outrancière. Mais ce qui est encore plus tendancieux renvoie au problème de l’information, ou plutôt de la désinformation, qui agit comme les mots d’ordre, dans le but de soutenir en définitive un système qui est pourtant préjudiciable tant pour l’environnement que pour les humains.
En conséquence, face aux sens dissonants des mots, il existe un panel de réactions qui permettent de limiter et d’éviter certains vertiges. À moins de s’y accoutumer, de se laisser emporter et d’adopter des attitudes et des comportements en grande partie schizophréniques. Peut-être que le monde est déjà entré de plain-pied dans ce type d’impasse, avec, dans un même élan, des conduites qui détruisent l’environnement tout en tentant de le protéger. Mais combien de temps encore pourra tenir ce cercle vicieux ?
LETTRE N° 47 : 15 septembre 2023
DIVERSITÉ ET ENVIRONNEMENT
Je cherchais à lui faire comprendre combien l’univers était riche d’épices aux parfums énervants […]. Pensant que ces noms le saouleraient ainsi que les odeurs, je lui nommais le benjoin, l’oliban, le nard, le lyciet, la sandaraque, le cinnamome, le santal, le safran, le gingembre, la cardamone, la casse fistuleuse, la zédoaire, le laurier, la marjolaine, la coriandre, l’aneth, l’herbe dragon, le poivre, le sésame, le pavot, la noix de muscade, la citronnelle, le curcuma et le cumin […]. Pour peu qu’il ait encore vécu, je l’ai rendu heureux.
Umberto Eco, Baudolino.
Dans les deux lettres précédentes (voir archives, Lettres nos 45 et 46), nous avons admis que si la forme des locutions changeait ou que de nouveaux mots apparaissaient, le fond des problèmes écologiques ne variait pas de façon substantielle. La mise en avant de mots d’ordre et à la mode, comme « durable » ou « transition », n’avait que peu d’impact sur la résolution des dégradations environnementales. De plus, nous avons montré que, lorsqu’un mot porte en lui trop d’ambivalences, il suffit de lui adjoindre un autre terme pour réduire son aspect négatif et le rendre acceptable. Il s’agissait de faire baisser la dissonance afin de rassurer les individus, tout en maintenant en place un modèle autodestructeur. Toutefois, les mots ne sont pas isolés et enfermés sur eux-mêmes. Ils sont intégrés à des langues qui se différencient les unes les autres et qui ont, plus ou moins, leur spécificité. Mais alors une question se pose : existe-t-il un rapport entre les langues, leurs mots et leur dynamique, et les problèmes environnementaux que nous vivons de nos jours ?
Avant toute chose, il est peut-être utile de revenir sur quelques éléments relatifs aux langues. Tout d’abord, on peut dire évidemment qu’elles sont des moyens de communication. Elles permettent de partager des informations, mais aussi des sentiments, voire des émotions. Ensuite, elles sous-tendent l’appartenance à un groupe ainsi qu’à un lieu. Marcel Mauss définissait la langue comme étant un trait caractéristique qui distingue une nation d’une autre. De ce patrimoine commun, on entendait par là qu’il puisse unir tous leurs ressortissants. Comme le relevait Maurice Godelier : « Le sujet social parle une langue qu’il n’a pas inventée et dont il ne connaît pas l’origine. Et dès qu’il parle une langue, il n’est plus seul en lui-même. Tous ceux qui la parlent sont déjà, en quelque sorte, avec lui, sinon en lui. » Cela suppose que, au-delà de nombreuses controverses anthropologiques, les langues et leurs mots affectent la vision que tout individu peut avoir du monde qui l’entoure. Les premières études de sociolinguistique, même si cela semble réducteur, admettaient d’ailleurs que les langues avaient leur propre structure. Ainsi, leur apprentissage engendrait l’acquisition de perceptions particulières du monde. Enfin, et cela pourrait être un point important, les langues relèvent d’enjeux d’appropriation et de pouvoir. En effet, contrôler une langue permet de surveiller et d’orienter les modes de pensée et les pratiques des populations. Un des meilleurs exemples, même si cela ne relève que d’une œuvre de fiction, est bien la novlangue créée pas George Orwell dans son livre 1984. À partir de ces quelques entrées très succinctes, que peut-on dire de la dynamique des langues, avant de regarder du côté des liens qui pourraient exister avec les dégâts environnementaux ?
Pour répondre, il faut relever deux points. Pour ce qui est du premier, on peut dire que les langues ne sont pas figées et fermées. Il existe toujours des apports et des ajouts extérieurs. Ainsi, elles apparaissent, se transforment, mais disparaissent aussi, comme ce fut le cas du grec, du latin, ou de bien d’autres encore. Cependant, si le rythme de mortalité des langues peut varier, celui-ci s’est nettement accentué avec le temps. Il s’est même accéléré de manière plus sensible dans le courant du xxe siècle. Les causes de cet effondrement sont multiples. Elles sont liées tant à des conquêtes militaires ou coloniales qu’à des facteurs démographiques, économiques, politiques, voire écologiques. Ce phénomène de réduction pose dès lors quelques interrogations, puisqu’il pourrait atteindre rapidement des proportions démesurées. D’après les quelques données dont nous disposons, il existerait, à ce jour, environ 7 000 langues répertoriées sur la planète. Or près de 3 000 d’entre elles seraient amenées à s’éteindre d’ici la fin du siècle. Pour sa part, l’Unesco table sur une disparition de la moitié d’entre elles. En définitive, avec cette disparition des langues et des mots, ce sont dans le même temps des visions typiques du monde et de l’environnement qui sont englouties. Il ne restera bientôt plus que quelques langues.
Venons-en maintenant au second point. Les langues disposent d’ensembles de mots plus ou moins importants. De plus, toutes possèdent une richesse de termes et d’expressions, sans parler des accents, des intonations ou des prononciations. Or celles qui sont actuellement dominantes semblent prises dans une sorte de délire technocratique, techniciste, bureaucratique ou comptable, comme on le voudra. En effet, quel que soit le sujet, il est aisé de constater la présence de mots récurrents et incantatoires. Plan, projet, action ou objectif, sans parler de croissance ou de progrès, de dialogue, d’ouverture, ou de compétitivité, se retrouvent dans la plupart des discours médiatiques, politiques ou économiques. Cependant, ce qui est l’apanage des experts ou des conseillers s’infiltre tant dans les instances étatiques ou internationales que dans les grandes ONG. Mais cette forme de langage se déploie aussi dans des myriades d’organisations ou d’associations qui les imitent inlassablement, pensant que leur utilisation sera un signe d’appartenance à cette classe sociale, avec le prestige qui devrait en ressortir. Tout ce petit monde va alors se rassasier de ces mêmes mots. Ces « mots plastiques », dont parlait le linguiste Uwe Pörksen, ont un haut degré d’abstraction et ne renvoient pourtant à aucun contexte historique singulier ou expérience humaine. Le dispositif lexical y est réduit et serait essentiellement utilisé à des fins idéologiques de propagande. Comme pour la novlangue, citée précédemment, en utilisant un registre de locutions intentionnellement simplifié, il ne sera pas nécessaire d’utiliser le mot « mauvais », qui est opposé à « bon », puisque par exemple le terme « inbon » semblera amplement suffisant. Certains mots ont alors tendance à dévorer leurs synonymes qui pourtant sont bien plus précis et chargés de sens. D’autres feront office de passe-partout et pourront être interchangeables à merci. Il suffit pour cela de prendre le cas des deux assertions suivantes : « La modernisation engendrera le développement » ou « le développement engendrera la modernisation ».
Il est temps maintenant de répondre à notre question de départ. De ces deux points, que pouvons-nous supposer quant à leur rapport avec les problèmes environnementaux ? D’un côté, la diversité des langues semble balayée, et cela de plus en plus rapidement. Or, en les éliminant, on éradique des visions du monde dont le rapport à la nature était bien différent. D’ailleurs, dans nombre d’entre elles, la représentation des éléments fondamentaux que sont l’eau, la terre, le feu, et l’air n’a rien à voir avec l’image de simples ressources véhiculée par nos sociétés productivistes. À ce stade, n’est-il pas curieux de constater qu’il existe une nette ressemblance entre l’effondrement du nombre de langues, de leurs mots, et l’anéantissement de la biodiversité ? En effet, si la raréfaction du nombre de langues est en cours, dans le même élan, et comme le note l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), 75 % des milieux terrestres et 40 % des écosystèmes marins se sont dégradés. Ici, le rythme de disparition est cent ou mille fois supérieur au taux naturel d’extinction. D’un autre côté, la diversité des mots est aussi réduite, pour ne laisser place qu’à des mots-valises, des abréviations, ou des mots tronqués, dont l’univers numérique et informatique en fait à son tour ses choux gras. Tout semble alors dicté par quelques-uns dans le seul souci de renforcer leur profit ou leur pouvoir. Mais dans ce cadre, ne peut-on pas remarquer une nette correspondance entre ce langage abstrait, désincarné, comme l’aurait suggéré Ivan Illich, et l’artificialisation totale du monde ? Ces mots aseptisés ne sont-ils pas les miroirs de l’agriculture hors sol, de la nourriture sous plastique, du bétonnage, des matières synthétiques dans les aires de jeux, des produits uniformes et sans saveur, ou de tant d’autres ? On en oublie l’aspect charnel et réel, pour ne construire que des discours redondants qui ne changent en rien les choses et ne font que reproduire jour après jour les mêmes arguties techniques ou commerciales, sans modifier les effets dévastateurs. Dans ce contexte, et pour paraphraser Corine Pelluchon, qui traitait du développement technique, il ne faut pas s’étonner que tout cela s’accompagne de nombreuses régressions sur les plans social et politique, et l’on peut adjoindre environnemental.
En conséquence, même s’il n’est pas question de mettre en avant une similitude absolue, il paraît remarquable de constater qu’il existait une certaine ressemblance entre la dynamique des langues, de leurs mots, qui se profile, et le dépérissement de la biodiversité. Lorsque l’un s’appauvrit, l’autre semble s’appauvrir de la même façon. Mais est-il possible de sortir de cette spirale ?
LETTRE N° 48 : 15 décembre 2023
EXEMPLARITÉ ET ENVIRONNEMENT
« Le plus connu d’entre eux était un petit cochon replet du nom de Squealer. […] C’était un brillant causeur et, quand il avançait des arguments complexes ou abordait des questions délicates, il avait une façon bien à lui, mais étonnamment persuasive, de sautiller et de battre l’air de sa courte queue. On disait de lui qu’il avait tant de bagout qu’il aurait pu vous persuader que la neige était noire et les corbeaux blancs. »
George Orwell, La Ferme des animaux.
Les trois lettres précédentes (voir archives, Lettres nos 45, 46 et 47) portaient sur les mots et leurs rapports avec les problèmes environnementaux. Nous avons tenté de montrer que l’utilisation de nouveaux mots, comme les mots d’ordre par exemple, n’avait que peu d’impact sur les dégâts infligés à la nature. Nous avons affirmé ensuite que, pour rassurer les individus et conserver un système de production destructeur, il suffisait d’adjoindre un autre terme à un mot porteur de mauvaises images afin de le rendre plus présentable. Enfin, nous avons vu qu’il y avait une étonnante similitude entre l’effondrement de la biodiversité et la réduction du nombre de langues. Afin de compléter ces points, venons-en maintenant à ce que l’on nomme l’« exemplarité ». On peut dire immédiatement que chaque personne construit ses propres pensées et exprime ses idées par le biais d’un assemblage de termes plus ou moins élaborés. Tout cela se réalise quotidiennement, tant dans les hautes sphères qu’au café du coin. Mais attachons-nous aux discours réalisés lors de cérémonies ou de commémorations, de réunions, de conférences, de manifestations ou de rassemblements. Qu’en est-il alors des mots qui les sous-tendent ? Peut-on parler d’exemplarité des discours, mais aussi des personnes qui les portent, lorsqu’on pense plus nettement aux problèmes écologiques ? À première vue, si tous les discours n’ont pas la même portée, du côté de l’environnement, ils ne paraissent pas, ou pour le moins pour la plupart, très efficaces.
Admettons que les discours se construisent suivant deux aspects essentiels. Tout d’abord, ils procèdent d’une logique rationnelle. Ils font référence à des phénomènes, des situations, des événements plus ou moins avérés, plus ou moins réels. Ensuite, leur portée a un côté émotionnel. Ils se structurent autour de sentiments, d’émotions, voire de passions. Or il faut adjoindre à cela l’orateur qui a une place centrale et dont le charisme peut être révélateur ou pas. Ainsi, un discours dépendra toujours de celui qui l’émet, de son éloquence, de ses compétences réelles ou perçues, de sa capacité de persuasion et de son statut social. Mais alors, qu’en est-il de l’exemplarité ? Dans une première approche, on peut dire qu’être exemplaire, c’est être irréprochable. Cela permet de donner l’exemple, voire d’être un modèle ou perçu comme tel. Toutefois, comme le soutenait Jean-Hughes Barthélémy, on peut retenir une autre définition, qui revient à « incarner soi-même dans son comportement les valeurs que l’on souhaite transmettre et que l’on voudrait voir incarner aux autres. L’enjeu étant d’être cohérent dans le rapport entre ce que l’on dit et ce que l’on fait ». Pour revenir à notre propos, on pourrait donc attendre de l’orateur non seulement qu’il n’avance pas des choses absurdes, fausses ou biaisées, mais surtout que ses actes paraissent relativement conformes aux idées qu’il émet. Certes, on peut préciser immédiatement que cela est très délicat car peu de personnages dans l’histoire possèdent un tel degré d’exemplarité. Peut-être pourrions-nous citer quelques mystiques, religieux ou philosophes (ou quelques autres) qui ont tenté par tous les moyens de faire correspondre leurs pensées et leurs actes. Mais regardons alors ce qui se trame du côté de la gestion de l’environnement.
Prenons le cas de certaines personnes, ou groupes d’intérêt, qui détiennent de nos jours le monopole de la parole. Les politiques, qu’ils soient femmes ou hommes, ont leurs allocutions qui sont abondamment relayées par les médias actuels. Même si l’on ne peut pas faire une généralité, les affaires de collusion, de corruption, sans parler de tous les arrangements possibles (gestion de l’eau ou des déchets, marchés publics...), ainsi que les informations tronquées ou biaisées ne font qu’alimenter le décalage entre leurs discours et leurs actes. À cela, il faut ajouter toute une jonglerie entre leurs divers intérêts. On retrouve ici l’origine du mot discours, qui est l’« action de courir çà et là » ou « de différents côtés ». On ne peut parler là de cohérence et donc de modèle d’exemplarité. Mais, par-delà la rhétorique politique, voyons deux exemples qu’a priori tout semble opposer. Tout d’abord, il y a ceux qui défendent bec et ongles une économie du libre-échange délivrée de toute contrainte. Les termes de concurrence, de compétition et de progrès sont inscrits sur leur étendard. Naomi Klein les nommait les « guerriers idéologiques ». Globalement, ils nient les dégâts environnementaux. Pour cela, leur argumentation repose sur la dénonciation d’un complot ourdi contre la liberté et accuse les élucubrations d’opposants qui ne reposeraient sur rien. Leurs stratégies sont bien connues. Ils falsifient les données et les rapports (comme pour la nocivité du tabac, de l’amiante, ou plus récemment du glyphosate), en en appelant à des experts peu scrupuleux (ou en réduisant au silence ceux qui restent indépendants). Ils prolongent les procès, qu’ils sont seuls à pouvoir maintenir indéfiniment, et montrent qu’il n’y a pas de preuves scientifiques quant au problème posé. Cependant, dans le cas où ils reconnaissent les dérèglements, ils affirment que cela peut être une chance et un nouvel espoir de croissance. Forts de leurs réseaux et de leurs moyens, ils auront la capacité d’envoûter les plus pauvres en les achetant. Ils s’enrichiront sur fond de tromperies, tout en vantant haut et fort leurs mérites et leurs actions. Ici, s’il n’existe pas de décalage entre les mots et les actes, au vu des résultats, on peut se soucier de leur exemplarité et de l’image qu’ils véhiculent. Ensuite, il existe de grandes organisations (ou même de plus petites) dont la mission est de se préoccuper essentiellement de l’environnement. Les discours proviennent ici d’experts, de conseillers, de consultants, de chargés de mission ou autres. Les distorsions entre les valeurs mises en avant et les manières d’agir devraient être fortement réduites. Or il n’en est rien. Comme le soulignait d’ailleurs Sylvie Brunel dans le cas des ONG, celles-ci dépensent « une part significative de leur budget en frais de représentation, de publicité et de participation aux conférences mondiales ; elles concourent activement à la production de gaz à effet de serre par les multiples déplacements aériens de leurs responsables ; elles produisent une masse de documents internes et externes bien peu respectueux de la protection de ces forêts dont la disparition constitue pourtant l’une de leurs principales préoccupations ». Là encore, l’exemplarité ne semble donc pas être le souci principal.
Certes, il y a toujours des décalages plus ou moins importants entre ce qui est dit et ce qui est fait. Toutefois, d’après les éléments précédents, n’existe-t-il pas un véritable gouffre et un haut degré de déviation quant à la prise en compte des problèmes environnementaux ? Les discours issus de toutes ces sphères, qu’elles soient politiques, économiques ou associatives, ne représentent en rien des garanties de vertu. D’ailleurs, comme il existe un lien étroit entre les milieux politiques, les firmes multinationales, les grandes ONG environnementales, et que les responsables passent d’une sphère à l’autre, l’exemplarité ne semble pas faire partie de leurs priorités. Or cette situation semble dramatique et assez pernicieuse, puisque tous ces personnages demandent allègrement aux habitants d’avoir des comportements exemplaires tant pour la gestion de l’eau que pour celle des déchets, que pour la manière de consommer ou de se déplacer, et bien d’autres. Tout dénote, dans leur phraséologie omnipotente et récurrente, l’importance d’être exemplaire, en étant écoresponsable, écocitoyen, ou écoconducteur, tout en soutenant bien entendu le commerce et la consommation. Dans le cas contraire, c’est-à-dire dans tous les cas de figure, les récalcitrants recevront une peine exemplaire, qui permettra, comme le précise, dans sa portée juridique, Gérard Cornu, d’« inspirer les autres […] à demeurer dans le droit chemin ». Ainsi, on peut dès lors reconnaître que les discours ne peuvent engendrer chez les populations que des interrogations, même de la suspicion, voire une dérive vers un sentiment d’imposture. Pourquoi, en effet, faudrait-il adopter des conduites et des comportements exemplaires, alors même que ceux qui les prônent dans leurs déclarations sont très loin de les mettre en pratique ?
En conséquence, il est bien évident que la perfection n’existe pas, et l’exemplarité est très difficile à mettre en pratique. Or ceux qui possèdent le monopole de la parole ne paraissent pas représenter des modèles d’exemplarité quant à la résolution des problèmes qui touchent non seulement la nature mais aussi les humains. Mais, pire encore, ils ne semblent pas très prompts à limiter les distorsions entre leurs discours et leurs actes. Faudrait-il alors arrêter de les écouter pour se faire une idée soi-même de ce qu’il est véritablement possible de penser, de dire et de faire ?
LETTRE N° 49 : 15 mars 2024
FÊTES, RENTABILITÉ ET CONSÉQUENCES ENVIRONNEMENTALES
« Si la société de consommation ne produit plus de mythe, c’est qu’elle est elle-même son propre mythe. [...] Une sorte d’immense narcissisme collectif porte la société à se confondre et à s’absorber dans l’image qu’elle se donne d’elle-même. »
Jean Baudrillard, La Société de consommation.
Les humains ont toujours quelque chose à fêter. Ils utilisent pour cela divers moyens d’expression, qu’ils soient corporels, vocaux ou instrumentaux. Les fêtes sont omniprésentes en tous lieux et à toutes les époques. Elles sont nationales ou locales, collectives ou privées, traditionnelles ou modernes, profanes ou sacrées, laïques ou religieuses. Elles se retrouvent tout autant dans des milieux ruraux qu’urbains, chez les populations pauvres ou plus riches. Pourtant, malgré l’image assez simple que l’on se fait de la fête, la saisir semble plus difficile qu’il n’y paraît. En effet, il existe une multiplicité d’entrées possibles, pour penser ce qu’elle peut être ou ne doit pas être. Afin d’éviter ce problème de définition, nous prendrons, pour chacune des quatre Lettres de l’année 2024, une caractéristique particulière. De plus, nous tenterons d’appréhender quelques liens qui peuvent exister entre les fêtes et l’environnement. Mais, d’emblée, une question se pose. Si l’on admet globalement que la fête sert de mécanisme de régulation sociale, en quoi peut-elle devenir de nos jours, et cela dans certains cas, un facteur de destruction environnementale ?
Avant toute chose, considérons que la fête peut se traduire de deux manières. D’une part, elle peut signifier la retraite, le repli, le recueillement, voire le silence. Dans l’Antiquité, certains jours étaient « consacrés » (dies festus), et les activités y étaient limitées, avec quelques interdits (de travail, de mariage, de sang...). D’ailleurs, de nombreuses fêtes religieuses s’inscrivent dans cette logique de la retenue, rimant avec méditation ou contemplation. Mais, d’autre part, la fête peut renvoyer à l’exubérance et la frénésie. Elle favorise l’effervescence, voire la transgression. Les charivaris ou les carnavals en sont les archétypes. Les fêtes sont des moments d’expression répondant, comme pouvait le suggérer Émile Durkheim, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, simplement à des besoins d’agir, de se mouvoir ou de gesticuler. Tout ici se traduit par le défoulement et l’excès. À partir de ces deux aspects, on pourrait penser que la fête va s’exprimer, ou se vivre, de manières fort différentes. Or, malgré cette opposition, n’existe-t-il pas un élément ou une fonction qui les réunit ? Pour répondre à cette interrogation, admettons que la vie quotidienne se compose d’un ensemble de contraintes liées au travail, aux études, aux déplacements, ou à bien d’autres obligations ou routines journalières. La fête permet alors de se libérer de ces pressions, qu’elles soient réelles ou supposées. Dans ce cadre, puisqu’on constate que les activités festives tendent à se multiplier et à proliférer un peu partout, on pourrait dire qu’elles résultent des diverses pressions actuelles qui s’amplifient. Mais est-ce là la seule raison ? On peut en douter. Partons plutôt de l’idée inverse, en supposant que les fêtes sont happées, comme bon nombre d’activités, par les ogres du marché et du commerce, comme s’il existait un lien effectif entre la « fête » et la « prospérité ». Les fêtes deviendraient dès lors un facteur important de croissance, qui serait essentiel pour le secteur économique. Cependant, n’existe-t-il pas aussi un impact sur l’environnement ?
Il ne sera même pas la peine ici d’évoquer les contrecoups de toutes les fêtes, avec leurs lots de déchets et de bruits. Prenons simplement celles de fin d’année, qui paraissent les plus typiques, en nous appuyant sur quelques chiffres significatifs. Voyons ce qui se passe avant, pendant et après celles-ci. Tout d’abord, en amont des fêtes et pour se rendre sur les lieux des réjouissances, les Français privilégient l’automobile (4,5 millions de kilomètres cumulés, représentant 62 % des émissions de gaz à effet de serre pour cette période). De plus, si les installations lumineuses correspondent à environ 57 000 tonnes de CO2, c’est surtout les achats des cadeaux qui représentent à eux seuls 57 % des émissions. On peut évaluer à environ 368 millions le nombre de cadeaux achetés. Si les jouets ont une place importante, il faut rappeler que 57 % de ceux qui sont vendus en France sont fabriqués en Chine, et seuls 7 % sont produits sur le territoire hexagonal. Pour leur part, les produits électroniques et les bijoux ont un bilan écologique accablant. Ensuite, pendant les fêtes, les résultats ne sont pas bien meilleurs. Selon l’ADEME, pour 2023, au regard des fêtes de fin d’année, la France a produit 6,3 millions de tonnes de CO2, soit 1 % de l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre. D’après le Stockholm Environment Institute, déjà en 2007, sur les quelques jours autour de ces périodes, l’empreinte carbone par personne était de 650 kg d’émissions de dioxyde de carbone, soit la moitié de ce qui devrait être émis en un an, au seuil de 2050, selon les accords de Paris. Enfin, en aval des fêtes, si de nombreux cadeaux repartent dans le circuit de la distribution, les déchets restent le point noir. Certaines données montrent que, lors du repas de Noël, les Italiens jettent environ 440 000 tonnes de nourriture. Dans la même veine, les études Kantar (institut de données) expliquaient que pendant ces journées, en France, en Allemagne ou dans d’autres pays européens, l’augmentation des déchets était de 20 %. Pourtant, pour pallier cette situation assez extravagante, de nombreux organismes (associations, pouvoirs publics), d’obédience écologique ou non, conscients de l’ensemble de ces problèmes, tentent de s’exprimer. Ils font des propositions, des suggestions, donnent des « conseils de bonnes pratiques », des « conseils de budget » (fixez-vous un montant maximum à ne pas dépasser...) pour en arriver à des « comportements plus raisonnés ». Mais les résultats sont bien faibles, et rien n’y fait. Face à cette orgie de consommation, que dirait dès lors l’auteur d’origine japonaise Okakura Kakuzo qui écrivait déjà au début du xxe siècle dans son ouvrage Le Livre du thé : « La quantité de fleurs coupées chaque jour pour orner les salles de bal et les tables de banquets en Europe et en Amérique, et que l’on jette le lendemain, doit être énorme. [...] Dans l’Occident, la parade des fleurs paraît faire partie du décor de la richesse ; c’est la fantaisie d’un moment. Où vont-elles, ces fleurs, quand la fête est finie ? N’est-il rien de plus pitoyable que de voir une fleur fanée jetée sans remords au fumier » ?
Il paraît donc évident de remarquer que la terminologie de « fête » rime, aujourd’hui, avec celle de « rentabilité », où les calculs, les rapports et les bilans chiffrés règnent en maître. U2P (Union des entreprises de proximité) en 2020, invitait d’ailleurs « les Français à faire appel à eux pour le préparatif des fêtes ». Les discours restent concentrés sur une forme de rationalisme économique, puisque telle fête peut être pour les uns un « bon cru pour le chiffre d’affaires », pour d’autres une « période correcte sans être exceptionnelle », pour d’autres encore « totalement catastrophique ». Pour leur part, les économistes deviennent assez moroses, quand les dépenses des ménages français passent de 568 euros en 2022 à 549 euros en 2023 en ce qui concerne les fêtes de fin d’année. En d’autres termes, le slogan se résume à : « Lors des fêtes, dépensez plus et vous serez heureux. » Dans cette optique, les marchés financiers ne s’y trompent pas. Lors des fêtes (plus nettement en fin d’année), comme la production et la consommation sont démultipliées, cela engendre une certaine exaltation de ces marchés et une soudaine progression du cours des titres. Plusieurs causes à ce phénomène, comme l’intervention de l’État dans l’octroi des primes, pourraient être relevées. Mais c’est surtout dans la soudaine augmentation temporaire de l’emploi et le recrutement de personnel pour pallier la demande qu’il faut voir, selon certains auteurs, un moteur du PIB (ex : la filière espagnole d’Amazon recrute pendant ces périodes 4 500 personnes.). Les agents étant confiants, l’achat de titres financiers n’en devient que plus conséquent. À partir de ces quelques éléments, on peut dire que les fêtes sont utilisées afin de stimuler la dévotion à la consommation et de favoriser les achats compulsifs de biens et de services. Les fêtes, telles qu’elles sont conçues de nos jours, deviennent donc des moments phares d’activité et des périodes cruciales pour l’économie. Toutefois, comme nous avons pu le remarquer plus avant, le souci majeur est qu’on omet trop souvent, dans cette seule logique comptable, l’ensemble des effets délétères sur l’environnement.
En conséquence, on peut dire que de nombreuses fêtes sont entrées définitivement dans l’ère du marché, de la concurrence et de la compétition, dont le seul intérêt est le profit. Les fêtes religieuses se sont substituées aux anciennes croyances païennes. Aujourd’hui, le marché et le commerce se sont greffés sur celles-ci, avec leurs temples de la consommation qui attendent avec appétit les grands-messes festives. Certes, il n’est pas question de supprimer les fêtes, ce qui est d’ailleurs impossible. N’est-il pas plutôt nécessaire de les questionner et de repenser leur rapport à l’environnement ?
LETTRE N° 50 : 15 juin 2024
FÊTES, TEMPORALITÉS ET ENVIRONNEMENT
« Il était pratiquement impossible de se remémorer toutes les fêtes. Chaque journée était dédiée à quelque chose et les publicitaires s’efforçaient de donner à ces différents événements un relief comparable à Noël. Les associations reliées à l’objet de la fête étaient mobilisées et les devantures s’ornaient de produits célébrant la même occasion. »
Jean-Christophe Rufin, Globalia.
Alors que les fêtes sont considérées comme plutôt joyeuses, il en existe de plus tristes. Elles ne sont donc pas toutes semblables. De plus, certaines sont tournées vers le cérémoniel, d’autres plutôt vers le divertissement. Les unes peuvent rassembler quelques individus, comme des membres de la famille ou des amis, d’autres vont unir dans un même instant des milliers de personnes. Elles peuvent être d’obédience religieuse, politique ou culturelle... Il y a, à n’en pas douter, autant de types de fêtes que de situations et de groupes humains. Toutefois, comme le relatait la Lettre précédente (voir archives, Lettre n° 49), les fêtes semblent aujourd’hui happées, pour une bonne part, par le commerce et le calcul marchand. Cela signifie que, quelles que soient leurs formes, elles doivent être économiquement rentables et lucratives. Donc, si « le temps c’est de l’argent », comme le soutenait, à son époque, Benjamin Franklin, les fêtes doivent l’être aussi. Mais alors, quel en est le prix pour l’environnement ?
Revenons tout d’abord sur quelques changements d’état d’esprit relatifs à ces événements festifs. Pour certains anthropologues traitant des sociétés traditionnelles, la fête, notamment dans sa phase exubérante, participait au retour mythique aux origines et au temps primordial. Roger Caillois y voyait une réactualisation du chaos originel, qui permettait en quelque sorte de reproduire l’acte de création et de revisiter la jeunesse du monde. L’ordre pouvait ainsi être régénéré. Le temps de la fête était donc extratemporel. À la différence de la quotidienneté, cet instant simulait l’éternité. La fête devenait une célébration symbolique qui renvoyait à des événements du passé, à des hommes ou des dieux, à des phénomènes cosmiques et bien d’autres éléments ou phénomènes. Considérons que, pour partie, la fête relevait d’une relation typique à la nature et à ses grands cycles. Par exemple, dans certains rites matrimoniaux anciens, l’union festive reproduisait le lien entre la Terre (qui représentait la femme) et le Ciel (qui représentait l’homme). Les fêtes pouvaient être dédiées aux éléments fondamentaux, comme l’eau, la terre, le feu ou l’air, et à diverses cosmologies. Mircea Eliade montrait que, dans la plupart des sociétés primitives, la nouvelle année équivalait à la levée du tabou de la nouvelle récolte, alors proclamée comestible et inoffensive. Au printemps, dans la tradition slave, on fêtait les déesses de l’eau et, dans d’autres lieux, on invoquait l’œuf qui sortait de la terre. D’autres fêtes encore portaient sur le caractère ascensionnel de l’air. Enfin, celle des moissons symbolisait le feu. Ces rencontres étaient donc des événements importants et réguliers. Dans la Rome antique, quarante-cinq d’entre elles relevaient du religieux, et soixante de jeux publics. Au Moyen Âge, les fêtes pouvaient se renouveler tous les trois jours. Or, progressivement et sous les coups de boutoir de l’Église, pour qui danser, chanter et porter un masque étaient des péchés, puis de l’État, notamment lors de la Révolution française, le nombre de fêtes a été réduit. Il fallait soutenir le travail, la production et l’économie plutôt que les divertissements. Les réjouissances traditionnelles ont eu dès lors tendance à s’étioler. Cependant, comme les humains ne peuvent s’en passer, pour notamment se libérer de multiples pressions, se retrouver et s’unir, les fêtes ont perduré, mais leur orientation a changé. Dans la mesure où les fêtes n’ont plus beaucoup de liens avec la nature, ne s’en éloignent-elles pas définitivement ?
On peut noter que quelques fêtes marquent encore la survivance de traditions. C’est le cas de la fête de l’ours, celle de la Saint-Jean, des fêtes votives, de la fête du cochon ou de la saucisse... Or ne deviennent-elles pas que pur spectacle, ne relevant plus que du folklore, au service d’un tourisme friand de ce type d’événement ? Ainsi, de nouvelles fêtes se sont greffées sur un élément ancien, et d’autres, plus particulièrement en milieu urbain, ont été instaurées de manière totalement artificielle. La liste est très longue mais fait apparaître qu’elles deviennent, dans l’ensemble, tournées pour la plupart vers la seule consommation et permettent de stimuler celle-ci. La fête des mères, celles des pères ou des grands-mères, Noël ou les fêtes de fin d’année se mélangent au Black Friday, au Cyber Monday ou aux soldes, sans compter la fête des livres, celles des associations et des voisins, et bien d’autres. La fête de la fin des vendanges a été remplacée par la fête des vins dans les supermarchés. Nous avons là surtout la fête des produits et des biens, dont certains seront engloutis, d’autres oubliés, quand d’autres encore finiront dans une poubelle. Même la Toussaint n’a pas échappé au marché, où le culte du profit a sans nul doute supplanté la foi chrétienne, avec près de 21 millions de pots de chrysanthèmes achetés en France pour un montant total de 163 millions d’euros. Mais il faut ajouter à tout cela les salons et les foires, sans compter les vide-greniers, qui, au-delà des déchets à usage unique pour les stands, représentent un gaspillage alimentaire de plus de 15 % par rapport à la nourriture prévue. Mais attachons-nous à un fait particulier, celui des festivals de musique. Le journaliste Matthieu Balu montrait que les suites d’un festival à Reading, réunissant 90 000 personnes, présentaient une « véritable vision de cauchemar qui n’est que l’exemple habituel des lendemains de festival ». En effet, les plus grands festivals engendrent entre 80 et 100 tonnes de déchets. Mais, pour de plus petits festivals, les résultats ne sont pas bien meilleurs. L’ADEME (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) estime qu’une manifestation de 5 000 personnes génère environ 2,5 tonnes de déchets. Cela représente l’équivalent de cinq années de déchets pour une seule personne en France. De plus, ce même type de manifestation consomme 1 000 kWh d’énergie. Cela équivaut globalement à la consommation électrique d’un ménage pendant trois mois. Tout cela ne peut donner qu’une image de vertige quant aux effets environnementaux, même si certaines fêtes tentent de renouer avec la nature et de sensibiliser les individus. Or ces dernières ne se conforment-elles pas aux mêmes stéréotypes que ceux de n’importe quelle fête commerciale, avec leurs stands et leurs équipements ? Si par exemple la fête de la nature en avril, créée en 2007 sur l’initiative du Comité français de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), qui pendant cinq jours organise plus de 5 000 manifestations gratuites pour le public, ou le jour de la Terre au mois de mai ont un impact sur les opinions, on peut se demander quels sont leurs véritables effets sur les conduites et les comportements des individus.
Il n’est certainement pas question ici de faire l’éloge ou l’apologie d’un type de société et d’en dénigrer un autre, ni de mettre en exergue une quelconque forme d’austérité. L’idée est surtout de mettre en évidence les différences dans les rapports entre fêtes et environnement. Dans les sociétés traditionnelles, à forte dominante paysanne, il semble évident que le lien à la nature était sensible. De nombreuses fêtes y étaient d’ailleurs rattachées, pour en appeler à une bonne destinée ou pour conjurer les mauvais sorts. Les sociétés productivistes n’ont, quant à elles, tenu aucun compte de l’environnement dans lequel elles ont évolué. De manière concomitante, leurs fêtes, sauf marginalement, s’en sont aussi totalement détachées. Chaque système social et culturel exerce ainsi des pressions nettes sur les populations et impose des manières de penser et d’agir. On constate que, de nos jours, même si la liberté de l’individu est mise en avant, tout est construit paradoxalement pour que ce dernier n’en ait aucune. Tout semble méticuleusement construit pour l’orienter, le guider et le diriger vers des activités de production, de consommation de biens utiles ou totalement inutiles. La fête devient un bon moyen d’occupation de ce que l’on nomme curieusement le « temps libéré », mais surtout un instant privilégié pour assurer une consommation ostentatoire. Pour paraphraser George Orwell dans La Ferme des animaux, le slogan pourrait être : « Se dépenser c’est bien, dépenser c’est mieux. » Dans ce contexte, non seulement les fêtes n’ont plus, ou que peu, de liens avec l’environnement et la nature, mais leurs effets sont pour bon nombre d’entre elles délétères. Ainsi, lors de ces moments festifs, il est bien évident que les économies d’énergie, le tri sélectif et la réduction des déchets, l’alimentation équilibrée, voire le calme, la détente ou la sobriété sont très vite oubliés.
En conséquence, les fêtes deviennent un bon support commercial. Pour cela, le marché et le calcul économique ont tout intérêt non seulement à les démultiplier, à en inventer sans cesse de nouvelles, mais surtout à montrer qu’elles sont nécessaires et utiles. Pourtant, si l’on regarde du côté des effets environnementaux, les résultats ne semblent pas très probants. Ne devient-il pas indispensable de contester cette logique et d’aller un petit peu à contre-courant ?
LETTRE N° 51 : 15 septembre 2024
FÊTES, TERRITOIRES ET ENVIRONNEMENT
« Localement, dans un "pays", une vallée, voire un village, chaque société était autrefois pourvue d’une variété, d’une qualité propre de culture marquée par les spécificités de langage, de costumes et de coutumes, de vie collective et de fêtes. »
Bernard Kayser, La Renaissance rurale.
Les deux lettres précédentes (voir archives, Lettres nos 49 et 50) portaient sur les fêtes. Présentes partout et de tout temps, elles peuvent toutefois poser, de nos jours, quelques interrogations concernant leur orientation marchande. En effet, quels que soient leurs contenus et leurs objets, elles sont tenues d’être rentables et d’engendrer du profit, même minime, pour ceux ou celles qui les organisent. Dans cette situation, il semble évident que créer des fêtes nouvelles ou en revisiter d’anciennes devient un impératif qui relève du seul intérêt lucratif. Le souci, et non des moindres, est que ces fêtes se font au détriment de l’environnement, puisque cela sous-tend des déplacements pour y accéder, la production de déchets et, corrélativement, une consommation d’énergie importante. Pour le dire autrement, ce n’est pas la fête en soi qui pose question, mais son utilisation ainsi que sa marchandisation. Mais si on relie maintenant ces divers aspects non plus au temps, comme dans la Lettre antérieure, mais à la thématique territoriale, qu’en est-il de leurs conséquences tant sociales et culturelles qu’environnementales ?
Pour tenter de répondre, partons d’aspects généraux, avant de préciser quel type de territoire sera envisagé ici. Thierry Paquot admettait que les sciences humaines et sociales n’avaient pas la même conception du « territoire ». Celui-ci peut être envisagé comme un produit culturel. Il peut être analysé selon les nouvelles configurations spatiales en concurrence et en conflit. Il peut aussi être perçu comme étant diffus et éparpillé, déconnecté de l’habitat... Donc, il n’existe pas une seule façon de penser le territoire, et on peut même admettre qu’il n’existe pas en soi. Il n’est, en effet, qu’une construction sociale qui varie en fonction du temps et des lieux. Même en considérant des aspects purement physiques, le territoire reste instable et mouvant. Afin de limiter ce problème de définition, prenons le cas de la commune (en France) en tant que territoire spécifique. L’origine même du mot « commune » divise les historiens. Certains plaident pour dire qu’il vient des institutions municipales romaines, d’autres proposent de voir sa genèse dans des pratiques d’associations liées par serment entre tribus germaniques. En France, il existe des similitudes juridiques et administratives pour toutes les entités urbaines. D’ailleurs, depuis le décret du 31 octobre 1793 : « La terminologie de commune s’applique aux villes, aux villages ou aux bourgs. » Le découpage administratif français confère ainsi à une commune une autonomie de gestion qui lui réserve un domaine particulier d’intervention et qui relève d’une autorité rendue indépendante, sans qu’il existe un droit local. Chaque commune a ainsi sa spécificité et se démarque de l’autre. De plus, comme le soutenait Maurice Bourjol : « Le concept de commune, entendu dès lors dans sa signification première, est bien l’union indissoluble d’une communauté avec son territoire. » En définitive, la commune est définie par son nom, par son espace géographique, par ses histoires et son patrimoine, mais aussi par ses dynamiques culturelles propres. Enfin, elle a aussi ses fêtes typiques, célébrant un personnage ou un événement. Il est évident que bien des choses ont changé à partir des années 1980. Sans parler de globalisation ou de mondialisation, les lois de décentralisation ont favorisé une uniformisation de ces territoires, alors que paradoxalement la loi du 2 mars 1982 relative à la liberté des communes permettait à celles-ci de conserver leurs institutions traditionnelles, tout en élargissant leurs attributions. Au-delà de toutes les transformations similaires du bâti ou de l’infrastructure, et d’une standardisation de l’état d’esprit qui fondait les communes, qu’en est-il des fêtes ou de leurs fêtes ?
Envisageons un exemple. Les fêtes de fin d’années, et notamment Noël, sont des moments privilégiés pour les rencontres familiales mais de plus en plus pour le commerce. Dans ce contexte, quelles villes grandes, moyennes ou petites n’ont pas institué pour la fête de Noël leur « marché » ? Alors que rien ne les destinait à promouvoir ce type d’activité, pourquoi chacune d’elles s’en est emparée ? En effet, le marché originel de Noël a été créé en 1294 à Vienne en l’honneur de saint Nicolas de Myre et s’est ensuite diffusé en Allemagne. Il a fallu attendre 1570 pour que le premier marché de Noël s’implante à Strasbourg, avec quelques variations théologiques initiées par le protestantisme. Or, pendant très longtemps, il est resté le seul marché de ce type en France. Après de multiples vicissitudes, la commune de Strasbourg a accueilli en 2022, lors de cet événement, près de 2,8 millions de visiteurs. L’adjoint au maire en charge du commerce et du tourisme parlait, lors d’un entretien, de « chiffres excellents » et poursuivait en expliquant : « En décembre, l’hôtellerie a affiché un taux d’occupation de 90 %, c’était 83 % en 2019. » À ce stade, on peut constater que les aspects comptables jouent un rôle majeur. Dans ce sens, et puisque dorénavant tout s’exprime en argent, cette manne financière ne peut qu’aiguiser des convoitises et des envies. Ainsi, par pur plagiat, de nombreuses communes se sont approprié ce type de manifestation. Théoriquement, comme pouvait le montrer Gabriel Tarde, l’imitation n’est jamais une copie identique et peut être source de variations. Pourtant, le constat est plus amer puisque tout va fonctionner de la même manière, avec les mêmes petites cabanes, les mêmes stands, les mêmes produits et des animations quasiment similaires. Mais ce qui est valable pour la fête de Noël et son marché le devient pour bon nombre d’activités festives. Certes, il est évident qu’aucun territoire n’est totalement refermé sur lui-même, car chacun emprunte aux autres des valeurs ou des rituels divers. Cela se réalise par imitation. Dès lors, la première idée serait d’admettre que tout cela permet de dynamiser un territoire, de mettre en valeur le patrimoine, de faire connaître des lieux, de favoriser l’emploi, même ponctuellement. Mais tout cela n’est-il pas l’arbre (de Noël) qui cache la forêt (de lutins) ? Dans le cas qui nous occupe, les imitations se traduisent par une simple standardisation et une uniformisation de toutes les fêtes. D’ailleurs, il suffit aujourd’hui que, dans une commune, une fête et un événement associé soient organisés et surtout soient rentables pour qu’ils soient sans vergogne repris, sans enracinement, ou, pour filer la métaphore agricole, soient maintenus hors sol. S’il est évident que chaque commune, grande ou petite, attache de l’importance à la mise en place de fêtes, ces rituels identiques n’engendrent qu’affadissement, puisque toutes les communes réaliseront la même chose, parfois au même moment. Cela se double d’un autre problème relatif à la volonté d’attractivité. Tout fonctionne alors à partir d’une appétence à démultiplier les fêtes (livres, associations, brocantes...), se traduisant par une augmentation in situ de déchets, de pollutions diverses, de la malbouffe et d’une forte dépense d’énergie.
Comment traduire ces divers phénomènes ? Il est facile de constater que chaque commune est poussée par des logiques de rentabilité et d’efficacité depuis plusieurs décennies. Chacune est amenée à adopter des stratégies concurrentielles vis-à-vis de ses voisines, dont la présumée « fête » devient un vecteur important. Chacune tente de développer des logiques de captation, qui se traduisent par de l’agressivité à l’égard des autres communes. Chacune va adopter son style de marketing pour promouvoir son image, tout en dénigrant les autres, dans le but d’être la plus attractive possible. Ainsi, comme le relevait le géographe Roger Brunet, il y a plusieurs années dans Le Territoire dans les turbulences : « Le comportements d’isolat, voire d’hostilité à l’égard des voisins est loin d’être effacé et parfois s’exacerbe. » Dans ce sens, cette personnalisation des communes ne peut qu’engendrer des pathologies territoriales. Mais cela n’est pas tout car, dans cette exigence de compétition, les petits territoires peuvent-ils espérer survivre ? Lewis Mumford mettait en évidence les appétits de puissance, l’avarice et l’orgueil comme étant des éléments essentiels d’un régime de dominance des grandes villes et des métropoles. Le faible est condamné. La grande ville dévore tout et rend tout unidimensionnel. Ce monstre dissout les petits ensembles en imposant sa seule rationalité. Il ne reste alors aux petites communes que deux choix, celui de chercher à imiter sans grand succès les plus grandes, ou celui de tenter d’imaginer d’autres formes de fêtes, au risque bien évidemment d’être spoliées.
En conséquence, si pour les humains les fêtes sont des moments importants, elles le sont aussi pour les communes. Toutefois, à force qu’elles s’imitent les unes les autres dans le seul but d’accueillir le plus de monde possible et donc le plus de fonds, leurs instants privilégiés se banalisent, s’uniformisent et se transmutent en instances de consommation. Si les aspects culturels de chaque territoire, pourtant si riches, sont déstructurés, l’environnement ne s’en trouve-t-il pas également touché ?