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  LA LETTRE DU PEAL N° 53 :    15/03/2025

UTOPIE LUNAIRE ET ENVIRONNEMENT

 

« La prochaine fois que vous contemplerez les étoiles et la Lune, j’espère que vous vous souviendrez combien étrange, vaste et beau est notre univers, car c’est en élargissant notre savoir et nos rêves collectifs, en étant en quête de beautés et de mystères cachés que nous trouverons la voie de la survie à long terme de notre espèce. »

Christophe Galfard, L’Univers à portée de main.

Les utopies peuvent être écrites, pratiquées ou rêvées. Certaines sont plutôt conservatrices, d’autres plutôt progressistes, et elles varient parfois en fonction de la place des protagonistes dans la hiérarchie sociale. Cependant, si elles peuvent se différencier, toutes envisagent de transformer les structures et les valeurs sociales. Il y a déjà plusieurs décennies, Herbert Marcuse y voyait un avenir propice mais a ensuite constaté la « fin des utopies ». Il est vrai que le terme n’est plus très employé, sauf pour dénigrer une idée, un avis ou une opinion. Par exemple, traiter quelqu’un d’utopiste, c’est le taxer d’innocent, voire de simplet. Les détracteurs, pour enfoncer le clou, présentent les utopies relatives à des communautés ou des sociétés closes, voire totalitaires. C’est dans ce contexte que les quatre Lettres de 2025 aborderont les utopies, et les rêveries qui les accompagnent nécessairement, cela à partir de quelques exemples. Dans cette Lettre, on se demandera ce qu’il en est des utopies spatiales, en prenant le cas particulier de la Lune.

La Lune a, depuis des temps immémoriaux, été l’objet d’interrogations et d’imaginaires. Elle est associée à des comportements étranges. Elle est assimilée tant à la fertilité de la nature et des récoltes qu’à la fécondité féminine. Elle a permis la mesure du temps et la création de calendriers. Elle a été à la base de métaphores comme « Pleine Lune du loup » ou « Pleine Lune de neige ». Ainsi, elle a toujours intrigué, et une question s’est pendant longtemps posée, celle de savoir si elle pouvait être habitée. En Asie ou chez les Amérindiens, on retrouve l’histoire d’un lapin géant qui vit sur cet astre en compagnie d’un dieu ou d’une déesse. Dès le iie siècle, Lucien de Samosate évoquait les Séléniens. Au xixe siècle, on invoquait les « lunaires ». Au siècle dernier, la Lune devenait un vaisseau spatial creux qui était dirigé par des extraterrestres. Certains récits abordaient d’ailleurs la rencontre avec les populations de la Lune, comme Savinien de Cyrano (non à travers le mythe d’Edmond Rostand, mais en tant qu’auteur de l’Histoire comique des États et empire de la Lune et du Soleil). D’autres se contentaient de faire apercevoir des villes à leurs héros, comme dans le diptyque de Jules Verne consacré à cet astre. Le cinéma n’a pas été moins fructueux en imaginaires, avec Le Voyage dans la Lune de Méliès ou Les Aventures fantastiques du baron de Munchhausen de Terry Gilliam. Mais, au-delà de ces points, c’est dans la seconde moitié du xxe siècle que l’on peut parler véritablement d’utopie relative à la Lune. Pour cela, il faut regarder du côté des divers traités internationaux dont la vocation se voulait universelle (Résolution 34/68 des Nations unies), pacifique et coopérative. La Lune devenait ainsi un « patrimoine commun de l’humanité » et l’article 2 du traité de 1967 stipulait qu’elle ne pouvait pas faire l’objet d’appropriation nationale. La Charte des Nations unies précisait de plus que son exploitation et son utilisation étaient l’apanage de l’humanité tout entière. Enfin, la plupart des traités assuraient la valeur méthodique et sans dangers des ressources de la Lune, ainsi que la gestion rationnelle de ces mêmes ressources. Tout cela était donc fondé sur un but commun de partage, et l’idée de non-appropriation. Si, en 1969, l’alunissage d’Apollo 11 a fait rêver des milliers d’humains, qu’est devenue cette utopie qui se voulait universaliste, humaniste, centrée sur le partage et le commun ?

Il est évident que l’enjeu majeur de la conquête spatiale (et de la Lune en particulier) est existentiel. Comme le relevait Michael D. Griffin, directeur de la NASA en 2005 : « Le but n’est pas juste une exploration scientifique …. C’est aussi étendre l’habitat humain en dehors de la Terre comme nous avançons dans le temps …. Au long terme, une espèce située sur une seule planète ne pourra survivre …. Si nous humains voulons survivre pour des centaines, des milliers ou des millions d’années, nous devons peupler d’autres planètes. » Or, si cela semble assez logique, on est en droit de s’interroger sur les effets d’un tel enjeu. En effet, cela justifie-t-il les crispations nationales, les appétits financiers, et surtout les problèmes d’environnement émergents ? L’utopie humaniste n’est-elle pas en grande partie pervertie par de nombreuses aspirations et réalisations néfastes ? Tout d’abord, la Lune et l’espace sont devenus des enjeux géopolitiques au sein d’États avides de pouvoir. Si l’illustrateur Hergé, dès 1954, avait vu que la Lune allait devenir un objet de tension et d’accaparement potentiel, une course aux armements et une guerre froide ont galvanisé cette poussée. Aujourd’hui, la compétition est rude entre les USA, la Russie, l’Inde, la Chine, l’Union européenne et quelques autres. Délaissant ainsi de nombreux pays, l’idée de partage n’a-t-elle pas dorénavant volé en éclats ? À ces éléments se sont ajoutées toutes les cupidités économiques et financières, à la recherche de profits toujours plus importants. L’hélium-3 est devenu un cas d’école en tant qu’élément idéal pour la fusion nucléaire et potentiellement important dans le domaine énergétique. Il est dès lors devenu un objet de convoitise, car les gisements sont beaucoup plus importants sur la Lune que sur la Terre. De multiples projets, comme celui de l’entreprise Interlune, sont en cours d’élaboration pour pouvoir l’extraire du sol lunaire et le transporter sur la Terre.

Or tout cela pose quelques questionnements, notamment en ce qui concerne tous les impacts environnementaux. Par-delà les possibilités offertes à la science pour mieux connaître l’univers, l’envoi d’engins spatiaux renforce les problèmes de pollution atmosphérique, notamment avec la consommation de kérosène et d’oxygène liquide. En 2019, il y avait un peu plus de 2 000 satellites stationnaires opérationnels. Puis une accélération annuelle des lancements s’est produite. Entre 2017 et 2020, le nombre de lancements est passé de 378 à 450. Actuellement, ceux-ci deviennent multiples, et l’Inde détient le record avec, en 2017, 104 satellites envoyés dans l’atmosphère en un seul tir. Il faut ajouter à cela l’ensemble des déchets dans la haute atmosphère, qui en sera bientôt saturée. Actuellement, on comptabilise environ 128 millions de débris spatiaux de plus d’un millimètre. Certains retombent rapidement, d’autres au bout de quelques années, d’autres enfin resteront en orbite pendant plusieurs siècles. Mais, après avoir souillé la Terre et son atmosphère, il faudra souiller les autres planètes. Si l’on s’attache essentiellement à la Lune, en mai 1978, une étude de la NASA (NASA-TP-1225) envisageait la possibilité soit d’envoyer les résidus nucléaires en orbite autour de celle-ci, soit de les faire descendre lentement à sa surface. Mais cela n’en restera pas là, puisqu’il est projeté d’y construire des centrales nucléaires afin d’accueillir des installations permanentes, donc des ordures de toutes sortes. À ce titre, les estimations montrent que jusqu’à maintenant la quantité de déchets laissés par les humains est de 227 tonnes, allant des drapeaux aux véhicules ou aux excréments.

La Lune a donc toujours été source de rêveries et de fantasmagories. Considérons qu’elle a été aussi, à un moment très court, une source d’utopie grâce au droit international. Elle devenait ainsi un patrimoine commun à toute l’humanité et un espace de coopération. Or le constat est amer. De cette utopie de partage, nous sommes passés à une simple partition, entretenue tant par l’égoïsme des nations et de leurs dirigeants mégalomanes que par l’avidité de grands groupes industriels, dans le but essentiel de s’accaparer les ressources et de transformer cet astre en décharge. George Steiner, dans son livre Errata. Récit d’une pensée, écrivait à propos de la Terre : « Nous sommes des hôtes vandales, dilapidant, exploitant et détruisant d’autres espèces et d’autres ressources. Ce milieu étrangement beau, si finement adapté, et l’espace extra-atmosphérique lui-même, nous nous hâtons de les transformer en ordures empoisonnées. » Mais à propos de cette folie, il ajoutait : « Il y a des poubelles sur la Lune. » Ainsi, après avoir détruit la Terre, on altérera la Lune à son tour. Ce qui est encore plus regrettable, c’est que cette utopie (et les rêveries correspondantes) a été non seulement récupérée, mais surtout pervertie, et sera immanquablement utilisée à mauvais escient. Ainsi, les accords, qui pouvaient bon an mal an caractériser des intentions universelles et humanistes, se sont inversés en pulsions de gloire, en compétitions et concurrences, en attendant les destructions futures.

En conséquence, cet exemple montre que la Lune (et plus généralement l’espace) devient petit à petit un simple objet d’ambition et de spoliation. Les utopies et les songes qui lui étaient affectés se sont transformés en de vulgaires projets d’expansion et de contrôle pour le soi-disant bien de l’humanité. Mais alors, le slogan « Ma Terre », si souvent mis en avant par les identités territoriales, ne se déplacera-t-il pas vers d’autres cieux, pour en arriver à « Ma Lune » ?